Les gestes du philosopher

Geste : Se dit d’une action qui révèle un sentiment ou manifeste une intention.

En théorie

Selon le CNRTL, formuler revient à mettre en formule ou mettre en forme selon une formule ; énoncer avec la concision et la netteté d’une formule ; énoncer, exprimer. De cette approche de la formulation en tant qu’elle est énonciation, il semble que l’on puisse distinguer deux formes différentes de formulation.

La première, partant d’un énoncé existant, d’un ensemble de “paramètres” déjà ordonnés, s’apparente alors à une recomposition de ce qui est donné. C’est ce que l’on entend généralement par reformulation. A côté de cette première approche, la formulation peut se faire à partir d’éléments éparses. Ce sera donc l’acte de formulation même qui, par la structure qu’il respecte, donnera sens à ces éléments en tant qu’il seront agencés. C’est là, par exemple, l’approche de la question philosophique, c’est-à-dire une formulation à partir de mots courants dont l’agencement sera propre à la structure et aux critères “d’une question philosophique”. Ainsi, formuler une question philosophique, c’est formuler une question originale (ou du moins fertile) à partir de mots. De là, reformuler une question pour en faire une question philosophique suppose une transformation de la structure de la question initiale. Il ne s’agit plus de respecter ce qui est formulé, mais de le transformer par cette nouvelle formulation. Voyons cela de manière plus précise.

A partir d’un énoncé existant

Reformuler

Comme nous venons de le dire ci-dessus, reformuler suppose un matériel de base à partir duquel la reformulation est rendue possible. Ce matériel consiste en la liaison d’éléments proposés par une personne lors d’une discussion ou de la lecture d’un texte voire de l’écoute d’une conversation, etc. Ainsi, reformuler pourrait se définir comme la reconstruction de la liaison entre les éléments. Toutefois, et c’est là une chose qui me semble importante, les ajouts de cette reformulation par rapport à l’idée de base ne peuvent être que potentiels. Autrement dit, la reformulation est soumise à un principe d’équivalence qui lui interdit toute velléité de dire plus ici et maintenant. Si ajout il doit y avoir à l’idée de base qui a été reformulée, ce ne sera qu’en conséquence de cette reformulation et non au moment de celle-ci. Ainsi, reformuler, quand il ne s’agit pas d’un exercice formel, revient à rendre disponible une idée dont la structure initiale peut manquer d’accessibilité et de clarté. Il ne s’agit pas ici d’explication ou d’explicitation qui éclairent “de l’extérieur” les liens en les révélant, mais bien de proposer les mêmes liens avec d’autres mots sans trahir l’intention initiale.

Bien entendu, la distinction ici faite est plutôt formelle et traduit plus un horizon qu’un cahier des charges. D’ailleurs, quand nous reformulons, nous retirons toujours un peu de ce “comment dit” l’autre pour y mettre du “comment nous le dirions”. Raison pour laquelle la reformulation, quand elle se fait lors d’une discussion de groupe, doit toujours s’assurer de l’adéquation avec l’idée originellement formulée afin de ne pas devenir substitution de l’idée originale par celle du reformulateur. Cette remarque est d’autant plus vraie dans les pratiques qui ont en leur cœur une intention d’exploration où prime la capacité de chacun à faire taire son intérêt (ou plutôt désir) immédiat au profit de celui de la recherche collective.

Formulation originale

Contrairement à la reformulation qui suppose une structure existante à partir de laquelle il s’agit de retrouver une équivalence, le rapport de correspondance au cœur de la formulation originale se rapporte davantage au choix et à la manière de lier les éléments entre eux. Plus simplement, quand je formule, je formule selon un certain mode (la structure) à partir d’une sélection d’objets (les éléments). Comme nous pouvons l’anticiper, la possibilité du type de formulation dépendra à la fois des structures et des objets. Ainsi, la formulation d’un exemple suppose la sélection d’un objet dont les caractères concrets et particuliers remplissent la fonction attendue de l’exemple.

On pourrait objecter qu’on ne formule alors pas un exemple mais qu’on le choisit. Ce serait oublié qu’à chaque fois que nous recourrons à un exemple nous le présentons comme tel. Par des formules comme “par exemple” ou “c’est le cas quand”, nous annonçons la structure particulière qui lie cet objet à ce qu’il est censé illustré. S’il est vrai qu’il y a une ressemblance avec le performatif dans cette approche de l’exemple, cela est essentiellement dû à “l’étroitesse” du lien entre l’idée et l’objet qui l’exemplifie. Raison pour laquelle on parle souvent de “donner” un exemple. En revanche, il suffit d’imaginer les agencements et les objets qui interviennent dans la justification du caractère adéquat de cet exemple pour se rendre compte de la complexité de la formulation. Formuler une justification revient alors à sélectionner des objets capables par leur agencement de faire le lien entre l’exemple et l’idée et qu’il est supposé exemplifier. Mais, parce qu’il s’agit d’une justification, cette sélection doit être présentée d’une certaine manière qui révèle des liens dont la visibilité n’était pas nécessaire jusqu’alors. La justification agit donc ici en surcouche de l’exemple tout en plongeant au cœur des liens qu’elle révèle entre cette idée et cet exemple.

Ce détour quelque peu formel par le rapport entre structure et objet dans une formulation me semble particulièrement important pour comprendre ce que nous demandons lorsque nous pratiquons le philosopher. Sans le réduire à cette image, le philosopher ne consiste pas à faire monstration des objets qui me semblent adéquats pour répondre à une question (extérieure ou que je me pose). Il consiste en une inscription de ces objets dans des structures qui, au nom d’une certaine efficacité (osons le mot) dans les ateliers ou au nom d’une prétention au vrai et à la rationalité, supposent de pouvoir être reconnues. C’est ce qui explique en grande partie la verbalisation parfois faite des actes de pensée dans les ateliers. Par l’annonce de la structure/objet qui va être faite je renforce par les pairs et leur retour l’adéquation du type de structure annoncée ainsi que l’adéquation de cette agencement d’objets dans le contexte actuel auquel il est censé répondre. Autrement dit, la verbalisation permet de proposer un “attendu” reconnaissable. Lorsque nous demandons de formuler un exemple à un intervenant dans un atelier à dimension philosophique, c’est à la fois pour exercer l’intervenant à trouver des exemples, à l’aider à clarifier un propos grâce à un élément concret, mais également pour permettre au groupe d’évaluer le caractère concret de cet exemple et sa pertinence (son adéquation) avec l’idée qu’il est censé illustrer.

La question philosophique pure

L’une des illustrations parfaite du rapport entre structure et objets réside dans l’approche formelle de la question philosophique. Si je me permets de parler d’approche formelle ici, c’est pour souligner la volonté de formuler une question “pure”. En effet, dans Penser par soi-même Michel Tozzi fait la distinction entre les questions philosophiques par leur contenu et par leur formulation. Contrairement à d’autres approches qui sous-tendent l’idée d’une transformation et d’une modification perpétuelle de la question au fur et à mesure qu’elle est traitée, la formulation d’une question philosophique du point de vue formel suppose une liste de critères que l’on pourra cocher. Abondamment développée dans ses différents ouvrages (ce qui empêche d’y voir un simple exercice de style), la question philosophique selon Tozzi doit : être générale, abstraite et ouverte (pour les précisions voir Tozzi, Penser par soi-même).

De ce détour par les caractéristiques données par Michel Tozzi, on peut souligner une étonnante importance des objets dans l’acte de formulation. En effet, même s’il s’agit de formuler philosophiquement des questions, ce sont bien les objets qui limitent ou rendent possible (ou facilitent) le caractère philosophique de la question. Ainsi, il me semble important de distinguer deux approches différentes de la question philosophique. D’une part la question philosophique pure est formulation d’une question selon des structures propres qui supposent des objets facilitant l’adéquation aux critères de satisfaction de la question philosophique. Cette manière de formuler, qui me semble de voir être première dans l’apprentissage du philosopher, a l’immense avantage de construire le cadre qui sera celui de l’approche philosophique. Nous ne resterons pas dans les méandres des cas particuliers qui limitent la réflexion, nous prendrons de la hauteur dès le début en formulant correctement la question. D’une autre part, la formulation de questions philosophiques peut apparaître comme reformulation de questions initiales afin d’en révéler les indices d’un traitement philosophique possible.

Si la différence entre les deux approches peut sembler légère, elle témoigne d’objectifs différents. Dans le cas de la formulation “pure”, il s’agira essentiellement de dépouiller le questionnement des interférences afin d’en faire le début d’une réflexion à dimension philosophique qui ne peut se permettre de comporter des éléments viciés qui corrompraient la démarche. Dans le cas de la reformulation à partir d’un questionnement existant, le caractère situé du questionnement initial et la nécessaire contamination qui l’accompagne ne seront pas forcément éliminés par la transformation. Au fond, si dans le premier cas il s’agit de formuler un point de départ duquel sera rendu possible une réflexion à même de développer des habiletés de pensée. De l’autre, partant du principe que le questionnement philosophique est compris, il s’agira de révéler ce qui dans le cas qui se présente (questionnement, événement étonnant, etc.) permet de voir des indices d’une réflexion philosophique qui sera à même d’éclairer sous un jour nouveau le questionnement en question. Autrement dit, dans ce second cas, le questionnement philosophique, parce qu’il a pour but d’éclairer une situation concrète, se doit de garder à l’esprit des éléments de la question initiale ou, tout du moins, d’y revenir.

Ce retour à l’objet et la contamination qu’il porte me semblent être de plus en plus présent dans les différentes démarches philosophiques qui se développent ses dernières années où la permanence de ce dernier dans le processus l’empêche de n’être qu’un “tremplin” à une démarche. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de juger ce caractère de tremplin des objets dans différentes pratiques, mais bien plutôt de souligner le risque qu’il peut y avoir à confondre la finalité d’exercices formelles de formulation de questions philosophiques en tant qu’elles seront une aide à la démarche philosophique et l’inscription de ces exercices dans un cadre scolaire où ils risquent de voir la forme primer sur le fond et de ne se réduire qu’à des énonciations de formules génériques comme : “Qu’est-ce que” suivi d’une notion générale (la mort, le beau, un ami, etc.).

Concluons

Cette longue réflexion sur la formulation loin de vouloir complexifier inutilement le rapport que nous pouvons avoir vis-à-vis de cet acte (qui est d’ailleurs souvent présenté par le volet reformulation), a essentiellement pour but de mettre en lumière l’importance d’une communication sur les structures et les objets attendus dans des démarches particulières du philosopher. Cette remarque n’a pas tant de valeur pour les dispositifs qui, basés sur la répétition et forts d’un cadre méthodologique stricte, infusent de manière “empirique” ces distinctions entre les différents gestes. Elle s’adresse davantage à une pratique du philosopher hybride qui, comme celle que je pratique dans mes classes, multiplie les objets et les structures créant de ce fait un archipel de gestes qui peuvent dérouter les élèves.

A l’heure où l’on critique de plus en plus le manque de base des élèves, il me semble plutôt voir un manque d’explicitation des démarches et de la spécificité de chaque cours du cursus des élèves. Pour en revenir au philosopher, il résulte de cette réflexion qu’on ne doit pas avoir peur d’un certain formalisme dans l’approche des gestes du philosopher quitte à le situer explicitement comme étant un particularisme méthodologique en construction. Tant qu’il ne se rigidifie pas, ce formalisme pourra toujours être dépassé dans le reste du parcours de l’élève. En revanche, il va sans dire que, pour faire sens, ce formalisme ne doit pas exister pour lui-même. Cela implique la proposition d’objets et d’exercices qui, à leur manière, résistent mais, surtout, manifestent au cours de leur traitement le bien fondé de l’engagement demandé.

Quelques vidéos sur la formulation

Qu’est-ce qu’une question philosophique ?

Quelques idées de lecture

Penser par soi-même de Michel Tozzi

En théorie

Le terme critique est, depuis Kant au moins, irrémédiablement collé à celui de philosophie. C’est d’ailleurs une idée reçue sur la philosophie, plus qu’aucune autre discipline, elle développerait l’esprit critique. Dans les faits, les choses semblent plus compliquées et les dernières recherches en sciences cognitives montrent que ce que l’on nomme l’esprit critique ne consiste pas uniquement à être le dépositaire d’une culture philosophique et d’une certaine faculté d’analyse. Mais alors, quel serait l’apport privilégier de la philosophie dans le développement d’un certain sens critique ?

En réalité, avant même de penser l’apport de la philosophie à la pensée critique, il convient, comme le fait par exemple Sébatsian Dieguez (dans la vidéo mise en ressource), de souligner que le terme critique, mais surtout le terme d’esprit critique, est “un trop gros morceau qui est instable méthodologiquement”. Cette surabondance de disciplines, de dispositions, de méthodes, d’analyses, qui se revendiquent de l’esprit critique ou y revendiquent une primeur au développement finit par rendre opaque ce qu’il serait, pire, à nous condamner à l’aborder sous forme de synthèses un peu creuses, surtout quand on est enseignant. Ainsi, il apparaît qu’à la question de savoir en quoi la philosophie est la bonne discipline pour développer l’esprit critique, il vaut mieux y substituer une question plus modeste : “Sur quel sens du mot “critique” nous appuyons-nous quand nous prétendons faire adopter des postures, attitudes et comportements qui s’en prévalent ?”

De quelle critique parlons-nous ?

Parmi les nombreuses catégorisations qui permettent d’aborder l’esprit critique, il me semble que la pratique du philosopher en met deux en avant à savoir l’esprit critique comme disposition et l’esprit critique comme performance. Plus précisément pourrions-nous dire, la pratique du philosopher renforce ces deux aspects de l’esprit critique.

En ce qui concerne la disposition, il est souvent rappelé aux participants d’ateliers philosophiques le caractère nécessairement instable des propositions qui seront faites. Cette instabilité est le plus souvent liée aux objets abordés et correspond en somme à la possibilité qu’ont nos propositions d’être remises en question. Reprenant l’idée selon laquelle l’esprit critique en tant que disposition c’est être prêt à avoir tort, on peut dire sans sourciller que les ateliers du philosopher organisent de manière bienveillante (au sens noble du terme) cette disposition.

L’autre aspect, à savoir l’esprit critique en tant qu’il est performance, peut se traduire comme une applicabilité dans les situations “réelles” de la vie de tous les jours. Ainsi, avoir de l’esprit critique mais ne jamais s’en servir, ou avoir de l’esprit critique quand il s’agit de situations extrêmement précises qui n’arrivent pas souvent, n’est pas très utile. Plus qu’une disposition, être critique doit produire des comportements et non uniquement des attitudes. Sur ce point, il apparaît que la démarche du philosopher (essentiellement les grands dispositifs les plus connus) semble compter sur deux effets des ateliers mis en place.

Le premier réside dans l’idée que le fait d’être pris au sérieux (surtout pour les enfants), d’être renforcé dans l’idée qu’ils sont légitimes à penser et qu’ils arrivent souvent à réfléchir sur des sujets complexes, mais surtout d’y prendre du plaisir (notion centrale en philosophie pour enfant), transformera profondément l’enfant et le rendra davantage capable de répéter ces gestes dans des situations moins “organisées”. Ce premier effet est renforcé par le deuxième à savoir la maîtrise toujours plus subtile d’habiletés de pensée qui, à force d’expériences et d’exercices, pourra grandir en même temps que grandit l’enfant (ou l’adulte).

Ainsi, si le philosopher cherche toujours à développer une attitude critique au moyen d’activités engageantes, de méthodes et dispositifs réfléchis pour accompagner l’enfant dans le développement de ses habiletés, ce sera le plus souvent au moyen d’objets “larges et malléables” issus de grands questionnements de l’histoire de la pensée. La performance sera ici transposition d’habitudes et d’exigences prises pendant les ateliers.

Dans la pratique

Renforcer la disposition par la performance.

En y pensant un peu, on peut également imaginer un renversement du rapport entre disposition et performance mentionné ci-dessus. De la sorte, ce serait la confrontation à des objets ancrés dans la réalité effective de l’élève qui permettraient de favoriser et de renforcer une certaine disposition à la critique. Ce que j’appelle objets ancrés comprend des situations précises et quotidiennes qui, par leur proximité avec les enjeux relationnels des élèves, gomment ou court-circuitent l’esprit critique en tant que disposition. Ce peut être, par exemple, l’analyse d’un tweet d’une célébrité appréciée, la prise de position concernant un conflit où une personne en dénigre une autre à partir d’une remarque légitime, demander de remettre en question une situation généralement présentée comme sage, etc.

L’idée derrière cette approche consiste à créer un espace “sécurisé” où la pratique de l’esprit critique est rendue compliquée par la nature des objets proposés. Contrairement aux exercices qui veillent à analyser des images et des discours que les élèves n’ont peut être jamais rencontrés (n’oublions pas que les réseaux sociaux ont une tendance à personnaliser la navigation) et qui sont souvent de véritables modèles du genre, privilégier la performance suppose alors de chercher dans l’actualité du moment et des élèves ces objets particuliers même s’ils ne sont pas les plus adéquats et les plus évidents pour présenter tout l’arsenal critique classique.

Cette recherche de l’objet avec lequel on est davantage susceptible d’être d’accord, et dont la portée symbolique est moins grande que les fake news et autres images retouchées, implique également une autre dimension de l’esprit critique en tant qu’il est disposition. Plus haut, j’ai mentionné l’idée de Dieguez selon laquelle cet esprit critique en tant que disposition implique le risque d’avoir tort, mais c’est également risquer d’entrer en conflit avec des personnes et des objets que, par ailleurs, nous apprécions grandement.

Ce conflit, qui n’est pas dénigrement, n’est pas des plus agréable en ce qu’il impose un “après” qui change la donne. De la même manière, que je peux ne pas avoir envie d’avoir tort, je peux ne pas avoir envie de chercher s’il y a quelque chose qui “cloche “, qui pourrait être “mieux” et qui risquerait d’altérer mon rapport à cette chose. On retrouve d’ailleurs aujourd’hui derrière l’injonction à “ne pas critiquer” une dérive qui, partant de l’injonction légitime à ne pas dénigrer, semble parfois finir dans une exigence indifférente et automatique de suspension du jugement. Les conséquences, notamment politiques, de cette attitude sont bien réelles. Il n’est pas question ici de propos haineux ou de théories fumeuses, mais bien plutôt de gestes posés en apparence de manière anodine par des personnes influentes et sympa qui, pourtant, peuvent légitimement poser question.

Ainsi, selon cette optique, il s’agira d’habituer à porter un jugement qui implique l’examen objectif, raisonné auquel on soumet quelqu’un ou quelque chose en vue de discerner ses mérites et défauts, ses qualités et imperfections sur des objets en apparence anodins tant ils semblent faire partie du quotidien des apprenants. Jugement qui fera lui-même l’objet d’une discussion au cours de laquelle d’autres gestes pourront s’inviter et renforcer le développement de cette attitude critique.

En guise de conclusion : un enjeu de taille

Pour finir de nous convaincre du bien fondé d’une telle approche en complément d’autres, nous devons garder à l’esprit que si ces objets ne semblent pas avoir la noblesse de ceux que nous rencontrons habituellement en philosophie, ils seront de toute manière discutés par nos élèves et nos enfants, ils feront l’objet d’un discours, d’un assentiment ou d’une répulsion souvent trop rapide. Dès lors, face à cet état de fait, il ne semble pas inutile de respecter leur intimité et leur territoire tout en les invitant régulièrement à y jeter un regard neuf.

Quelques vidéos sur la critique

Séabstian Dieguez et sa vision de l’esprit critique.

Quelques idées de lecture

Pas né de la dernière de la dernière pluie d’Hugo Mercier

En théorie

Si dans la tradition académique, héritée de la vision de Deleuze, on considère qu’un concept en philosophie est produit d’un philosophe (tel concept chez tel philosophe), l’acte de conceptualisation dans l’approche du philosopher est légèrement différent. Pour le philosophe Michel Tozzi : conceptualiser c’est tenter de définir une notion, lui donner un contenu de signification. (MICHEL TOZZI, Débattre à partir des mythes, À l’école et ailleurs, Lyon, Chronique Sociale, 2006, p. 46) Ainsi pour savoir ce qu’est conceptualiser – et par extension un concept – nous devons savoir ce qu’est une notion.

La notion en philosophie

Une notion est une idée vague, une connaissance approximative. Quand nous disons que nous avons des notions dans une langue ou dans une discipline, nous disons simplement qu’elle ne nous est pas totalement étrangère, mais qu’en même temps nous ne la « maîtrisons » pas. Le caractère vague de la notion peut tenir à notre méconnaissance (ex : la sérenpidité) ou à la complexité de cette notion (ex : l’amour). Une notion, par opposition à un mot, est plutôt une représentation dans ma tête, qui est la façon dont un mot de la langue rend compte pour moi de ma propre expérience, de ma vision du monde. (Ibid. 46)

De la notion au concept

Un concept est un contenu assez précis, général et abstrait à une notion désignée par un mot dans la langue, et qui permet de penser le monde. (Ibid. p 47.) Par abstraction, on entend le fait d’isoler par la pensée l’un des caractères de quelque chose et à le considérer indépendamment des autres caractères de l’objet. Ici, les mots chose et objet sont entendus au sens de « ce dont on parle », « ce que l’on vise par cette opération ».

  • C’est construire des concepts à partir d’exemples, d’expériences ou de mots.
  • C’est-à-dire préciser et détailler le caractère inchangeable d’un objet ou d’un groupe d’objet.
  • C’est dire ce que c’est et dire ce que ce n’est pas malgré les ressemblances.

Le plus souvent, conceptualiser revient à répondre à la question “Qu’est-ce ?” en essayant de ne pas se cantonner à l’exemple (trop particulier) ni à dire “chose” ou “machin” (trop vague) et ce, sans porter de jugement moral ou de valeur sur ce concept.

Les relations entre concepts

Nous venons de le voir, selon une définition large, le concept est une entreprise de précision de notions qui cherche la mise en avant du caractère général et abstrait. Plus simplement, conceptualiser c’est montrer en quoi il ne s’agit pas seulement de ma représentation, mais d’une construction qui prétend valoir pour tous et qui s’applique à des cas concrets. Après tout, que vaudrait le concept d’amitié s’il ne se trouve aucune relation qui satisfasse ce concept et au sujet duquel, je serai le seul à saisir ce qu’il signifie. Ainsi, par cette obligation de faire sens, un concept n’est pas une entité isolée qui vaut pour elle-même. Il s’inscrit dans un réseau plus large où d’autres concepts, notions ou attributs peuvent entrer en relation et lui donner un sens particulier.

Pour les plus visuels, on peut imaginer la conceptualisation comme un ensemble d’étoiles qu’on relie ou délie. Contrairement au dessin sur une feuille blanche, la prise en compte des points ne me permet pas de faire ce que je veux, mais invite à interroger les liens et les relations et à les changer au cas où. En ce sens, conceptualiser ne revient pas seulement à préciser une notion mais à la “construire” en regard des autres concepts, des attributs qui lui sont essentiels mais aussi de celles et ceux qu’ils ont en commun avec d’autres concepts.

Dans le travail de conceptualisation tel qu’il peut s’engager avec les élèves, il nous semble important de distinguer deux degrés de conceptualisation qui, s’ils participent tous deux à cette habileté de pensée, impliquent des difficultés voire des enjeux différents pour les apprenants. Selon le premier degré, l’entreprise de conceptualisation porte essentiellement sur une approche usuelle du concept. C’est le lieu où la notion gagne en précision et obtient son contenu de signification. C’est une étape importante en ce qu’elle distingue le langage courant d’un usage précis, minutieux et à dessein des notions et des concepts qu’elles rendent possibles.

En ce qui concerne le deuxième degré, le choses semblent se compliquer pour les apprenants. Du fait de son caractère “formel”, ce deuxième degré, que l’on peut dire lié à une approche disciplinaire, ne focalise plus l’attention uniquement sur les contextes d’apparition (qui est le lieu des exemples où se “réfugient” les apprenants quand ils doivent conceptualiser), mais sur la dimension abstraite qui fait la part belle aux constructions intellectuelles et aux jeux logiques.

En guise d’exemple

Dans Le couvent des damnés, la mangaka montre la détermination de son héroïne dans une scène d’exposition où cette dernière, subissant un test de virginité en public dont le but est de l’humilier, montre par une regard sans faille et une association de notions assez complexe qu’elle n’a pas honte.

Minoru Takeyoshi, Le couvent des damnés tome 1, Glénat.

Selon le premier degré, on aborderait la honte selon le contexte, on essaierait de tirer les attributs essentiels de la honte. Or, comme nous pouvons le voir, dans cette case de BD, les attributs de la honte sont mêlés à ceux d’autres notions dans des jeux d’opposition et de causalité. Réseau bien plus complexe que la simple exposition ne laisse supposer (à laquelle il faut ajouter le regard de l’héroïne comme élément de conceptualisation), conceptualiser la honte dans son rapport à l’amour propre en tant qu’il est volontairement tût demande un niveau d’analyse assez abstrait qui passera par le découpage et l’analyse des éléments essentiels de chaque notion invoquée pour y révéler les interrelations.

Participant tant l’un que l’autre à l’acte de conceptualisation, il nous semble que ces deux degrés doivent être envisagés selon une gradation qui marque une certaine aisance avec l’abstraction au fur et à mesure que l’apprenant avance dans son éducation philosophique. Ainsi, on peut voir comme indicateur de cette progression l’abandon du réflexe à chercher un exemple pour définir au profit d’une détermination du genre et des attributs des notions qui pourront être soumis à l’examen de contre exemples invalidant… Mais avant d’en arriver à ce stade (qui est le lieu de l’évaluation) il sera bon de choisir une méthode pour travailler la conceptualisation.

En pratique

Nous l’avons vu dans la partie théorique, conceptualiser se fait généralement à partir d’une notion vague. Conceptualiser est donc une entreprise qui vise à préciser ce dont on parle. Pour y arriver, on peut recourir à différentes méthodes plus ou moins intuitives voire les combiner entre elles. Mais avant il faudra veiller à éviter les TAUTOLOGIES, c’est-à-dire quand on définit un mot par lui-même… Dire « la liberté c’est le fait d’être libre » n’apporte rien à notre entreprise. On veillera donc à éviter cette étape infructueuse.

La conceptualisation par extension

Lorsque nous cherchons à préciser une notion, nous commençons généralement par en chercher des exemples variés. Pour exemple, la notion d’amitié me renvoie à mes propres amitiés, à celles que j’ai vues autour de moi ou dans des films. C’est d’ailleurs un premier réflexe de la conceptualisation : dire c’est quand…

Si cette approche est assez efficace dans un premier temps, il faudra veiller à ne pas en rester là. Faire le catalogue des exemples d’une notion n’est pas suffisant pour conceptualiser, car un concept est une généralisation abstraite et précise. On peut prendre pour exemple la chanson d’Oldelaf sur la « tristitude »… Si nous ne sommes pas sûrs d’être à même de préciser ce qu’est la « tristitude », cette approche n’en demeure pas moins un bon début.

La conceptualisation par genre et différence spécifique

Pour arriver au degré de généralité souhaité, on peut déterminer le concept selon le couple genre / différence spécifique. Le genre (ou catégorie d’objets) désigne le groupe d’appartenance. C’est-à-dire un ensemble auquel il appartient, c’est le fameux « chose » qui se cache derrière le « c’est quelque chose qui ». Par exemple, la colère appartient à la catégorie des émotions. La différence spécifique, quant à elle, désigne ce qui le distingue des autres, rend différente et particulière la notion en question. Si la colère est une émotion, ce n’est pas une émotion identique à la tristesse bien qu’elle en partage des éléments communs. On veillera toutefois à faire attention à ce que certains concepts peuvent avoir plusieurs genres. Par exemple, la justice peut être une institution (tribunal, etc.), une valeur ou un idéal.

La conceptualisation par contraste et notions proches

Une autre méthode de conceptualisation, qui ressemble un peu à la recherche de différences spécifiques, consiste à préciser par contraste ou par notions proches. Ainsi, on pourra préciser une notion en cherchant les notions proches mais différentes. L’idée est alors de mettre en lumière les raisons de ces différences et, de là, ce qui empêche de les considérer comme identiques.

On privilégiera cette méthode si on ne parvient pas à trouver tout de suite le genre de notre concept. S’il n’est pas toujours simple de déterminer le genre auquel le concept appartient, trouver des notions proches dans le langage courant permet de dessiner les contours de notre concept sans avoir tout de suite besoin d’en déterminer le genre. On veillera donc à réfléchir aux notions proches mais qui se distinguent et qu’on ne peut pas confondre avec pour peu que l’on soit précis.

Par exemple, si je cherche à préciser ce qu’est le besoin mais que je ne trouve pas son genre avec certitude (est-ce un état, un manque, une situation, un ressenti ?), Il peut être utile de regarder ce qui le différencie du désir. S’il est évident qu’un désir n’est pas un besoin, le langage courant (voire la représentation qu’on se fait d’une situation) amène parfois à utiliser un mot pour l’autre.

La conceptualisation par recherche étymologique

L’étymologie peut se définir très grossièrement comme l’origine et l’évolution du sens d’expressions ou de mots au cours de l’histoire. On recourra à l’étymologie pour les notions qui ont du « poids ». C’est-à-dire des notions qui font depuis longtemps partie de la langue et de ses évolutions ou dont les nombreux sens possibles rendent la précision nécessaire, mais fastidieuse. Prenons pour exemple le concept d’amour. En recourant à l’étymologie on « gagne » du temps en distinguant les sens du mot comme c’est le cas en grec ancien.

En conclusion : une définition vulgarisée à destination des apprenants.

Conceptualiser c’est chercher à préciser les notions vagues qui sont utilisées couramment afin de ne plus être passif par rapport à ce que l’on nous dit. En ce sens, c’est chercher une forme d’autonomie tout en veillant à ce qu’elle soit légitime et partageable. C’est se permettre de demander et de proposer des précisions qui éclairent les sens cachés des mots, qui apportent des nuances aux notions employées et nous rendent une emprise sur ce qui nous est dit.

Quelques vidéos sur la conceptualisation

Michel Tozzi explique ce qu’est un concept (entretient réalisé par Johanna Hawken)
Gilles Deleuze explique ce que sont les concepts et les problèmes en philosophie
Le décodeur philosophique propose 5 méthodes d’analyse des concepts

Quelques idées de lecture

Le chapitre 4 de Michel Tozzi

En théorie

Par l’emploi de l’infinitif, problématiser relève de l’action. C’est une manière de questionner qui s’accompagne d’autres actions comme explorer, évaluer, comparer, lier, délimiter, mettre en lumière etc. des objets de la pensée et leurs relations. Questionner et se questionner arrivent généralement lors de nos conversations, de nos lectures, de rencontres avec l’altérité quelle que soit sa forme. Mais il ne suffit pas de poser des questions pour problématiser. Problématiser implique des processus supplémentaires.

Quel est le problème ?

Étymologiquement, problème vient du latin problema qui signifie « difficulté ». Ainsi, un problème est une difficulté rencontrée. Cependant, puisque nous sommes dans une démarche philosophique, toutes les difficultés ne peuvent prétendre faire l’objet d’une problématisation au sens philosophique. Il faut donc distinguer : les problèmes techniques (qui ne sont jamais philosophiques), les problèmes moraux et politiques (qui peuvent faire l’objet d’un traitement philosophique mais pas nécessairement) et les problèmes qui sont traités philosophiquement.

Un problème technique est un problème qui fait intervenir des éléments, des processus et des procédures propres à une discipline ou un champ de recherche. Le problème technique est toujours traité selon la particularité de la discipline à laquelle ou auxquelles il appartient.
Exemple : L’approvisionnement d’une denrée (logistique), la possibilité de faire appel d’une décision judiciaire (procédure juridique), la gestion à distance de mon chauffage etc. (domotique), etc.

Un problème moral ou politique est un problème dont le traitement fait intervenir des valeurs, des désirs, des représentations et considérations sur comment vivre ensemble, selon quels principes, etc. Le problème moral ou politique met en lumière ce qui rend difficile la vie en communauté ou par rapport à des communautés (quelle que soit leur taille : couple, famille, clans, États, Continent, etc.).
Exemple : La diminution de libertés (consommation, circulation, etc.) en temps de pandémie. L’organisation de la solidarité à l’échelle d’un État, etc.

Un problème traité philosophiquement est un problème qui fera l’objet d’un questionnement ou d’une remise en question portant sur la manière même dont il est posé et les solutions évidentes qui sont suggérées pour le résoudre. Un problème n’est pas nécessairement une question, ce peut être aussi une affirmation que l’on remet en cause. De la sorte, traiter philosophiquement un problème c’est le retourner dans tous les sens pour s’assurer de n’omettre aucun détail ou élément constitutif de la difficulté visible ou cachée.

De ce fait, des problèmes peuvent apparaître alors qu’ils n’étaient pas visibles dans les difficultés initialement abordées. C’est pourquoi problématiser doit être vu comme la mise en scène de la pensée. Cette mise en scène consiste à montrer et détailler le chemin que l’on parcourt par la pensée et celui qu’on estime qu’il reste à parcourir à partir d’un questionnement ou d’une affirmation.

La problématisation dans le cours de philosophie et citoyenneté

Il existe plusieurs méthodologies liées aux finalités de l’entreprise de la problématisation philosophique. Grossièrement, on peut distinguer deux catégories : celles qui prennent pour horizon les causes et les origines des difficultés et de leurs résolutions ; celles qui prennent pour horizon les enjeux et l’anticipation des conséquences du traitement de ces difficultés. La première comporte des entreprises de généalogie, d’explicitations de concepts dans l’histoire des idées. Cette méthodologie partira le plus souvent d’affirmations, de thèses ou de concepts pour montrer en quoi et comment ils abordent des difficultés et essaient de les régler. C’est l’approche que l’on retrouve, par exemple, dans l’abécédaire de Deleuze :

Si on fait de la philosophie abstraitement, on ne voit même pas le problème. (…) et si vous n’avez pas trouvé le problème auquel un concept répond, alors tout est abstrait, si vous avez trouvé le problème, tout devient concret. (…) Pourquoi est-ce dans la cité grecque ? Pourquoi est-ce que c’est Platon qui invente ce problème ? Le problème c’est : « Comment sélectionner les prétendants ? » et le concept, et c’est ça la philosophie, c’est le problème et le concept, le concept c’est « l’idée » qui est censée pouvoir donner les moyens de sélectionner les prétendants…

Source : L’Abécédaire de Gilles Deleuze, H comme historie des idées, documentaire français produit par Pierre-André Boutang tourné entre 1988 et 1989, qui consiste en une série d’entretiens entre le philosophe et Claire Parnet. https://youtu.be/y7Fmp0gty8Q

La deuxième, moins académique, se propose de questionner (si c’est présenté comme une difficulté) ou de révéler (le plus souvent dans le cours de philosophie et citoyenneté) ce qui fait difficulté en variant les approches et les questionnements. L’idée ici est de révéler les présupposés et, de là, les conséquences probables dans la manière de résoudre ce problème. La problématisation, entendue en ce sens, est donc moins une entreprise liée à la résolution de problèmes (ce qui ne l’empêche pas de le faire) qu’une entreprise de mise en lumière de difficultés cachées et dont l’ignorance risque de rendre caduc toute entreprise de résolution.

Dans le cadre de ce cours, dont l’objectif est d’articuler la démarche philosophique aux enjeux et à la pratique de la citoyenneté, nous travaillerons davantage selon cette deuxième catégorie, privilégiant ainsi la révélation de difficultés sous-jacentes à des situations, propositions, thèses, qui ne semblent pas en porter, ou en portent d’autres davantage techniques ou politiques que philosophiques.

En conclusion : une distinction utile

En philosophie et citoyenneté, on peut distinguer deux actions différentes, mais complémentaires, dans la problématisation. Soit clore et résoudre un problème.

Clore un problème signifie qu’on en a dessiné les contours. Que nous avons déterminé ou évalué « l’espace » dans lequel notre réflexion va se développer. En clôturant un problème, on s’évite de trop s’égarer, de ne trop s’éloigner de la question initiale. C’est une sorte de cartographie. En ce sens, souvent, on a l’impression que les philosophes ne répondent jamais vraiment aux questions. En fait, ils commencent par « s’assurer » de la question.

Comme son nom l’indique, la résolution d’un problème est la recherche et, parfois, la découverte d’une solution à un problème. Cette solution apparaît le plus souvent dans les concepts construits par les philosophes.

Quelques vidéos sur la problématisation

Michel Tozzi explique l’essence du questionnement philosophique

Quelques idées de lecture

Le chapitre 3 de Gaëlle Jeanmart

Commentaire audio des textes abordés dans le dossier

Texte 1 : Repérer les fausses évidences
Texte 2 : Délimiter le champ investigation
Texte 3 : Délimiter le champ investigation
Texte 4 : Déplacer le questionnement
Problématiser : Retrouver la question essentielle