Dispositif de l’enquête espagnole

Parmi les difficultés rencontrées lors de la lecture de textes philosophiques, l’appétence pour la lecture de la part de l’élève et le sens qu’il met dans cet acte sont loin d’être négligeables. A cette difficulté, il serait légitime de rétorquer que l’élève n’ayant pas le choix, après tout il est élève, la question de l’appétence ne se pose pas. Si je peux souscrire en partie avec cette idée qu’il ne faudrait pas sous prétexte de “motiver les récalcitrants” mettre un nez rouge à toutes nos activités, il me semble néanmoins important de souligner l’impasse à laquelle peut mener l’obligation carotte/bâton de cette lecture.

Pour dépasser cette opposition carotte/bâton qui se résume à récompenser uniquement de manière extrinsèque, j’ai donc élaboré un dispositif qui, partant de l’appétence suscitée auprès de l’élève, le met face à ses responsabilités dans le cadre d’une approche collective d’un problème philosophique, il s’agit de l’enquête espagnole.

Présentation générale

A l’instar d’une auberge espagnole, l’enquête espagnole part d’un principe d’échange et de partage de préparations individuelles. A partir de textes et de documents choisis pour chacun d’eux (matières premières), les élèves travaillent individuellement leur texte ou document dans le but de pouvoir l’expliquer aux autres (plat préparé). Cette présentation se fera dans un moment « informel », c’est-à-dire en se baladant dans la classe et en demandant aux autres – toujours par deux – de quoi parle leur texte, leur document, et, au besoin, certaines précisions.

En termes d’objectif affiché : il s’agira de formuler une question de début de problématisation pertinente et fertile en regard des éléments présents dans l’ensemble des documents. Cette question sera le point de départ d’une réflexion collective, d’un travail individuel, ou de toute autre activité de problématisation.

Par plusieurs aspects, l’enquête espagnole ressemble au « colloque des philosophes » ou aux « groupes d’experts ». La différence majeure tient au caractère individuel et responsabilisant du dispositif. Chaque élève (idéalement) est dépositaire d’un texte ou document particulier qui a été choisi pour lui et qui lui a été transmis en soulignant ce caractère singulier. Il n’est donc pas question de se reposer sur la lecture d’une personne qui fait le travail pour tout le groupe et de « vomir » le résumé quand on change de groupe. Si cette responsabilisation de l’élève doit être un moteur de travail, elle ne doit pas devenir une épée de Damoclès sans cesse rappelée par le professeur. La régulation se fera par les pairs au moment où l’élève échangera avec les autres. En somme, l’idée est de créer de l’appétence par le caractère singulier et mystérieux de l’entreprise et de responsabiliser l’élève par l’impossibilité de déléguer son travail à quelqu’un d’autre. L’élève apporte donc quelque chose qu’il est le seul à pouvoir apporter et, en n’apportant rien, l’élève prive le groupe d’une pièce du puzzle.

Déroulement

Le dispositif comporte quatre grandes phases :

  1. Annonce du dispositif et distribution des documents. (En début de cours si la phase 2 se fait en classe / en fin de cours si la phase 2 se fait à la maison).
  2. Travail individuel de chaque élève.
  3. Moment d’échange libre et collection d’éléments de réponses.
  4. Formulation de questions et vote pour la question traitée.

1. Introduction du dispositif

1) Faire ranger les sacs et autres cours dans un coin de la classe où ils ne gênent pas la circulation. Les élèves doivent garder sur eux : des feuilles de bloc et de quoi écrire (stylo, effaceur, fluo). Phase à ignorer en cas de phase 2 à domicile.

2) Annoncer et expliquer aux élèves toutes les phases du dispositif.

3) Distribuer chaque document à l’élève correspondant et insister sur le fait qu’ils ne doivent pas se dire ce qu’ils ont reçu.

2. Phase de travail individuel

La phase de travail individuel correspond à la découverte du document et à sa préparation en vue d’un échange avec les autres apprenants. En voici les lignes directrices :

1) Chaque élève découvre son document en silence.
2) Quand il a fini sa première lecture, il le prépare son texte pour pouvoir l’expliquer aux autres lors du moment d’échange.

Le professeur peut passer dans les bancs pour répondre aux éventuelles
questions, et s’assurer qu’un minimum d’informations est extrait de chaque texte.

Variante à domicile

Dans un souci de gain de temps de classe, on peut proposer cette phase de travail individuel à la maison (classe inversée). Pour ce faire, on distribuera une enveloppe scellée au nom de l’élève qui contiendra les documents qu’on lui soumet. Afin de rendre la chose plus palpitante, on pourra indiquer qu’il ne faut surtout pas l’ouvrir avant d’être chez soi et qu’on ne doit en parler aux autres sous aucun prétexte.

En plus des documents, l’enveloppe comportera une explication du processus (ce qui nous permet de simplement donner l’enveloppe en fin d’heure de cours sans autres consignes).


Exemple


3. Phase d’échange

Tous les élèves se baladent librement dans la classe et cherchent une personne disponible. Quand ils en ont trouvé une, ils choisissent un banc et s’y installent.
Ils s’expliquent mutuellement leur texte et prennent note des éléments qui leur semble importants. Le caractère important est laissé à la libre appréciation. La forme de la prise de note et son agencement sont également laissés libres.
Les élèves ne peuvent jamais être à plus de deux sur un banc.

Dans un souci de fluidité de l’échange, on demandera aux élèves en attente d’échange de rester debout afin qu’ils soient bien visibles des autres. Aussi, le professeur peut participer à ce moment d’échange. Il sera alors disponible pour répondre à des questions de compréhension ou pourra même bénéficier lui aussi d’un texte, d’une idée à échanger avec les élèves.

Au bout d’un temps imparti ou quand les élèves ont rencontré un nombre suffisant d’interlocuteurs voire la totalité, on passe à la phase de formulation de la problématique.

4. Phase de problématisation (formulation de la question)

Chaque apprenant est invité, seul, à formuler sur sa feuille de prise de notes, la question-problème qui lui semble être cachée et à laquelle répond l’ensemble des documents.

Après ce moment individuel et intime, chaque apprenant est invité à dire sa question qui sera écrite au tableau. Quand tous les apprenants ont donné leur question-problème, plusieurs solutions s’offrent au groupe :

  • On peut organiser une Communauté de recherche philosophique à partir d’une des questions qui aura été choisie de manière démocratique (cf. la méthode Lipman/Sharp).
  • On peut laisser à chaque apprenant le soin de choisir une question qui sera travaillée dans le cadre d’un exercice écrit.

Méthodologie de construction : Comment élaborer votre enquête espagnole ?

Le succès d’une enquête espagnole réside essentiellement dans deux aspects différents et complémentaires. Le premier se trouve dans la capacité du professeur à mettre en scène l’enquête. Autrement dit, il me semble important, voire même fondamental, qu’il se passe quelque chose, que le dispositif soit (la première fois du moins) vécu comme événement pédagogique. Le second, davantage disciplinaire, réside dans la cohérence des documents entre eux ainsi que dans la pertinence qu’ils ont, pris individuellement, en regard de l’élève qui a à les traiter. Plus sobrement, il s’agit de trouver le bon document pour chaque élève sans qu’aucun n’ait l’impression que son document aurait pu ne pas faire partie du dispositif.

Éléments de mise en scène.

C’est un élément essentiel, le dispositif de l’enquête met les élèves en mouvement que ce soit de manière physique ou intellectuelle. En ce qui concerne la dimension intellectuelle, il est fondamental de créer une curiosité, de créer du mystère qui lancera l’élève dans l’enquête.

Pour ma part, je recours à des enveloppes fermées et nominatives dans lesquelles se trouvent les consignes et les documents propres à chaque élève. En plus du nom de l’élève, on retrouvera une indication telle que “A ouvrir seul chez soi”, “Assurez-vous de lire le contenu sans que personne ne vous regarde” ou encore “Top secret”. Je les distribue généralement en fin d’heure sans autre consigne afin de laisser planer le mystère.

En fonction des classes, on peut également ajouter une phase (au moment de distribuer les enveloppes) au cours de laquelle le professeur place à la vue de tous un papier dans une lettre que l’on scelle et que chaque élève est invité à signer afin d’en assurer l’authenticité. Cette lettre comporte la question problématisante du professeur. A mon sens, la présence d’un objectif clair (indiqué dans les enveloppes données aux élèves) tel que “retrouver la question que se pose le professeur à travers tous les documents” est un moyen d’éviter les flottements de la “gratuité” de l’activité ou encore de l’impression que “tout serait bon”. En imposant cet objectif, nous nous assurons que les élèves ont en tête qu’une question pertinente existe et qu’il y aura moyen d’évaluer le travail d’enquête effectué (même si la phase quatre relativise l’importance de l’adéquation entre la question de l’élève et du professeur).

En somme, il est important que l’élève se sente pris dans un protocole, dans un cérémoniel qui le pousse nourrir la curiosité naturelle qui, parfois, ne suffit pas pour le mettre en action.

A quoi penser quand on prépare son enquête ?

En premier lieu, il convient de choisir un thème (questionnement / problématique) assez vaste pour offrir suffisamment de textes et documents pertinents et qui abordent plusieurs dimensions de ce thème. Toutefois, puisque nous sommes en philosophie, il faudra veiller à ne pas tomber dans le piège du questionnement sur un concept.

Par exemple : choisir la liberté comme thème ne peut se “réduire” à un questionnement tel que “Qu’est-ce que la liberté ?” Trop vague et trop évident, ce type de questionnement risque de diminuer la cohérence de l’ensemble des documents par un manque de précision. Il faut une circonscription claire du domaine de recherche.

Il sera également impératif que le professeur trouve une formulation de la question à la fois élaborée et concrète. En formulant sa question de manière précise (c’est-à-dire sans recourir aux artifices d’une philosophie pop-corn et onanique) le professeur participe pleinement au dispositif et limitera le possible décalage entre ce que proposent les élèves et ce qu’il a proposé.

Par exemple : A partir d’un ensemble de bandes dessinées qui mettaient en scène différentes formes d’intelligence artificielle, je proposais la question : Comment distinguer l’humain d’une intelligence artificielle ? Par son caractère précis, on pouvait clairement identifier les éléments dans chaque BD qui laissaient sous-entendre le possible questionnement. Aucune finesse ou technique philosophique particulière (c’est-à-dire aucune formulation qui relèverait de la prestidigitation philosophique) n’est alors venue marquer une forme d’illégitimité dans les question du groupe qui tournaient toutes autour de la question des émotions chez les Robots. Il va sans dire, puisque ce n’est pas le niveau de mon groupe, qu’une approche qui se serait présentée sous la forme “Peut-on considérer comme authentique une conscience de nature algorithmique ?” aurait créé un sentiment de non pertinence chez mes élèves vis-à-vis de leur travail alors qu’il n’en était rien.

En second lieu, il semble indispensable de bien choisir et d’assigner à chaque élève un document en fonction de ses intérêts, de son « niveau », de son appétence pour la lecture etc. De ce fait, La nature du document peut varier : texte philosophique, article de journal, morceau d’une pièce de théâtre, planches de BD, ensemble d’images, vidéo etc. Un simple QR Code peut suffire (dans le cadre d’une préparation à domicile).

Cet impératif impose dès lors de connaître un minimum ses élèves et d’au moins être en capacité d’interpréter ce qui pourrait les mouvoir. Si l’on pourrait craindre que la différence de nature entre les documents mène à une forme de nivellement (par le bas) en donnant systématiquement aux élèves moins dégourdis des documents qui semblent faciles, il faudra garder à l’esprit que le caractère “éclaté” du travail a tendance à rendre les documents informatifs plus difficiles à interpréter en tant que pièce de puzzle d’une problématisation. Autrement dit, les textes philosophiques, plus difficiles à travailler, sont plus explicites sur leur rôle dans le dispositif là où les documents descriptifs le sont moins.

Aussi, puisqu’il s’agit d’un dispositif collaboratif, il ne faudra pas minimiser le travail d’échange dans l’élaboration et la compréhension du questionnement. Ne perdant pas de vue que tous les documents comptent, l’élève se doit de comprendre ce qui lui est donné par un pair. Ainsi, on troque l’intensité du travail de texte philosophique pour ce type d’élèves au profit d’une obligation de faire sens. A cela s’ajoute également que l’aspect descriptif ou informatif d’un document ne le rend pas nécessairement plus simple pour la peine.

Par exemple : Dans le cadre d’une enquête, j’ai donné à une élève, pour qui la danse prend une place importante dans la vie, un QR Code qui renvoie à une page Arte où une militante revendique le twerk comme arme politique d’affirmation de sa féminité et de son être. Augmenté d’une vidéo, l’article aborde pas moins de trois axes différents de réflexion sur cette danse (et encore, si on gratte, on en trouve plus). A côté de la richesse des possibilités offertes par ce document, celui sur le rapport entre technique et nature (certes plus ardus philosophiquement parlant) ne laisse aucun doute quant à ce qui doit être transmis.

Ultime élément à prendre en compte et qui complète ce qui vient d’être dit, l’élaboration de l’ensemble des documents peut comporter des “couches différentes”. Par couche, j’entends la distance des documents vis-à-vis de la thématique. C’est-à-dire leur relation plus ou moins explicite à la thématique. Ansi, tous les documents ne doivent pas nécessairement se tenir à la “même distance” de la question. Certains peuvent être plus généraux et d’autres plus concrets. Il faudra bien garder en tête que c’est la diversité des documents et la richesse de leurs angles d’approche qui conditionnent le travail collaboratif. Il est donc fondamental d’éviter qu’en un ou deux documents on ne puisse rédiger la question. Raison pour laquelle elle se doit d’être précise sans être être purement technique… tout un programme.

En guise de conclusion

On l’aura compris, ce dispositif est avant tout un dispositif qui vise à engager les élèves dans une enquête dont la plus grande partie reste à faire. S’il ne peut se réduire à la volonté de créer de l’appétence, on ne peut nier l’absence d’une remédiation forte en cas d’incompréhension des élèves au cours du dispositif. De ce fait, l’un des plus gros risque (mais qui est également une marge de progression) résidera dans la capacité du professeur à trouver le bon document pour chaque élève. Capacité qui se renforcera, en même temps que l’élève, par la répétition.

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