Attitudes et dispositions

Attitude : Prédisposition à agir induisant des comportements.

Une attitude plutôt qu’un geste ?

On pourrait s’étonner de retrouver le questionnement du côté des dispositions plutôt que des gestes. Après tout, poser une question, interroger, s’interroger sont des mots qui témoignent de l’acte même de faire quelque chose plutôt que d’être disposé à. D’ailleurs, même en acceptant cette hypothèse, ce questionnement, en tant qu’il est accolé à l’étonnement, semble de trop. Il y a d’abord un étonnement spontané d’où émerge une question, même mieux d’où procède un questionnement. Cela semble intuitif et logique. Alors pourquoi les accoler ? Parce que, à mon sens, ils sont les deux aspects d’un même rapport au monde, celui d’une posture qui refuse l’indifférence. Autrement dit, ils sont deux manières d’être, proches mais différentes, qui engagent dans un monde qui envoie des signaux. S’étonner, questionner, c’est donc la propension à vouloir faire quelque chose des signaux qu’envoie le monde.

Quand mon fils passe par ses « années pourquoi » (qu’il ne me semble pas vouloir quitter de si tôt), ce n’est pas tant l’acte de questionnement vis-à-vis de ces objets visiblement stimulants qui est le plus à l’œuvre, mais c’est plutôt la disposition à se laisser toucher et agir par ces choses qu’il rencontre. Là encore, on pourrait parler d’étonnement et renvoyer le questionnement à l’acte qui résulte de l’étonnement et on aurait raison. Ce que donc j’entends pas questionnement, c’est moins la spontanéité de l’étonnement que la générosité de voir ce monde comme encore potentiellement étonnant. Face au pourquoi ? de l’étonnement, nous trouvons un pourquoi pas ? du questionnement. C’est là d’ailleurs un malentendu souvent rencontré quand on aborde de la philosophie (au sens dure) avec des néophytes. L’accusation d’onanisme intellectuel semble résulter d’une incompréhension de l’intérêt supposé de ces questions par le philosophe. Une incompréhension qui finira par se mouvoir en suspicion du caractère feint de l’intérêt. Loin d’être un jongleur de concepts, le philosophe est celui qui est disposé à repérer et élargir les failles de ce que Russell appelle la tyrannie du quotidien. Si questionner c’est formuler des questions, elles n’ont de sens (au sens d’une authentique pratique de la philosophie) qu’à partir du moment où elle sont mues en amont par cette reconnaissance d’un embryon d’intérêt qui, contrairement à l’étonnement, peut manquer de spontanéité, mais jamais d’authenticité.

Pour finir de s’en convaincre, nous pouvons invoqué l’importance de la cueillette de questions dans le cas des communauté de recherches philosophiques de Matthew Lipman. Quel est le but de cette cueillette ? Pourquoi « élire la question à la majorité » ? Pourquoi celui qui l’a formulée explique « pourquoi » il pose cette question ? Pourquoi ne pas choisir la mieux formulée ou celle qui correspond le mieux à l’histoire de vient d’être lue ou celle qui serait la plus « efficace » ? Premièrement car une telle décision irait à l’encontre de tous les objectifs visés par ces dispositifs comme la dimension démocratique et collective, mais surtout (pour le point de vue qui nous intéresse) car l’assentiment du groupe pour la question d’un autre est nécessaire pour que les individus s’engagent (nous parlons de communauté, pas de discussion). Et cet assentiment n’est en rien lien lié à l’acte de questionnement en tant qu’acte, mais il est la reconnaissance d’une réponse à un signal, à un indice. Voter pour la question d’un autre ce n’est pas voter pour la question que l’on trouve la mieux formulée. Voter pour la question d’un autre, c’est dire il y a là une légitimité à démarrer quelque chose.

A définir ainsi questionner et s’étonner, on pourrait craindre le retour d’une distinction hiérarchisante entre une spontanéité enfantine et un questionnement adulte. Le glissement est visible, face à un étonnement subi, il y aurait un questionnement de l’ordre de la maîtrise et il ne faudrait pas grand chose pour remettre en place une distinction basée sur la capacité et la maîtrise de soi et des objets (ici les gestes). Mais ce serait postuler que les adultes ne sont pas capables d’un étonnement sincère, ni que les enfants sont capable de reconnaître l’intérêt d’un questionnement qui n’est pas le leur. Ce serait encore une fois postuler que les enfants ne se contenteraient que de leur intérêt personnel et bouderaient le manque de reconnaissance de leur interrogation spontanée. Or rien n’est plus faux, il suffit d’observer des ateliers de nouvelles pratiques philosophiques pour se rendre compte que ce sont généralement les adultes qui tentent le plus souvent de ramener le questionnement en cours à leur intérêt plutôt qu’à envisager, pourquoi pas, celui des autres.

Au final, il apparaît de cette proposition du questionnement comme disposition nécessaire à philosopher qu’à côté du dogmatique (dont le rapport d’opposition au philosophe est davantage lié au doute qu’au questionnement) celui qui semble incapable de philosopher est le blasé. Celui qui, revenu de tout, insensible, non seulement ne s’étonne de rien, mais semble répondre au pourquoi pas du questionnement un à quoi bon, un pourquoi tant. Là où le dogmatique se pose des questions mais s’enferme dans des réponses toutes faites, le blasé est hermétique, loin du choc du dogmatique, il amorti et dévitalise les opportunités.

C’est sûrement là l’un des bienfaits de la philosophie en ce qu’elle renforce l’attitude sincère d’étonnement et d’authenticité du questionnement par sa pratique : elle combat le fait d’être blasé.

L’autre part du doute.

A l’instar du questionnement, il apparaît que le doute relève tout autant d’une attitude que d’un acte. Souvent défini par la mise en suspension du jugement, l’acte de douter consisterait dans cette retenue, ce geste opposé à l’élan naturel qu’a notre cerveau à vouloir se saisir et traiter les objets proposés par le monde. En somme, le doute est un : « Attends ! On fait vraiment comme ça ? » C’est en substance ce que l’on retrouve dans la fameuse histoire des tamis de Socrate.

En plus d’être un excellent conseil trop souvent réservé aux enfants, cette histoire de tamis manifeste parfaitement cette nature double du doute. Par ses questions et leurs objets, Socrate donne le comment d’un traitement des informations, le doute est ici méthode, il est ensemble de gestes (questions, analyses, évaluation). En revanche par la préférence de Socrate à « ne pas savoir » et le conseil donné à « oublier », on peut voir un souci de soi qui n’a rien d’une indifférence ou d’un égoïsme. Ici, cette volonté de mise à l’écart des informations rapportées n’est pas le résultat de la procédure, elle en est la cause. C’est par le souci de soi, du fait de ce souci d’hygiène mentale comme disent les zététiciens, que s’enclenche la mécanique du doute. La volonté du doute (ici mettre à l’écart de soi ce qui n’est pas désirable) précède l’acte de douter (la méthode de reconnaissance de l’objet en tant que non désirable).

William James a prêché la « volonté de croire ». Pour ma part j’aimerais prêcher la « volonté de douter ».

Bertrand Russell- Essais sceptiques

Ainsi abordé, le doute laisse apparaître, comme le questionnement, ce rapport particulier au monde qui est davantage porté sur soi que sur le signal appréhendé (pour reprendre les mots du questionnement). Toutefois, il n’est pas réaction spontanée au monde, mais il est réaction à notre propre réaction. Il est, comme le dit Russell dans ses Essais septiques, ce désir, cette préférence : « La doctrine en question est celle-ci : il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison de supposer qu’elle est vraie ».

En fin de compte, le doute en tant que disposition, parce qu’il est souci de soi, empêche l’acte de douter de ne se transformer en automatisme sacerdotal ou en geste formel indifférent. Une disposition qui se renforce, bien évidemment, dans la pratique du philosopher.

Le scepticisme dont je suis partisan se ramène à ceci seulement :
1 que, lorsque les spécialistes sont d’accord, l’avis opposé ne peut pas être considéré comme certain.
2 que, lorsqu’ils ne sont pas d’accord, aucun avis ne peut être considéré comme certain par le non-spécialiste.
3 que, lorsqu’ils estiment tous qu’il n’y a aucune raison suffisante pour un avis certain, l’homme ordinaire ferait bien de suspendre son jugement.

Bertrand Russell- Essais sceptiques

Une invitation et non une passivité

Malgré la quantité astronomique de mots qui peuplent la langue française, il ne semble pas possible d’échapper à la polysémie de ceux-ci. Cette remarque est particulièrement vraie pour le couple entendre / écouter. Pour s’en convaincre, il nous suffit de nous visionner quelques vidéos d’apprentissage de la langue française. Toutefois, malgré cette polysémie des mots entendre et écouter, l’un des deux s’est imposé sans discussion dans la pratique du philosopher, à savoir : écouter. La raison de ce plébiscite est très certainement à chercher du côté de la grande part qui est réservée à l’oralité dans les ateliers et dispositif du philosopher, mais également du côté du caractère « élaboré » d’expressions comme « je n’y entends rien » qui marquent un rapport à la compréhension.

Ainsi, on peut retenir, en ce qui concerne la pratique d’ateliers, l’opposition entre ces deux termes qui consiste à qualifier entendre comme une capacité à percevoir des sons et écouter comme une intention volontaire de prêter attention aux dires d’autrui dans le but d’entrer en relation avec autrui. D’ailleurs, pour souligner le caractère « engagé » de l’écoute, il n’est pas rare de lui adjoindre l’adjectif « active ». Ainsi, de nombreuses approches et définitions de l’écoute active sont élaborées dans le but de renforcer les apprentissages et de développer les habiletés de pensée. A côté de ces approches teintées de pédagogie, on trouve également des approches philosophiques de l’écoute, comme celle de Byung-Chul Han, qui voit dans l’écoute un possible futur métier tant cette activité, quand elle est authentique, entre en résonance avec un besoin naturel. Une approche philosophique qui trouve d’ailleurs dans la figure des moines de thé (et plus particulièrement chez froeur Dex) de Un psaume pour les recyclés sauvages de Becky Chambers une incarnation parfaitement intelligible et inspirante.

L’écoute n’est pas un acte passif. Elle se caractérise par une activité particulière. Je dois commencer par souhaiter la bienvenue à l’autre, c’est-à-dire approuver l’autre dans son altérité. Ensuite, je suis à son écoute. L’écoute est un cadeau, un don, une donation. Elle seule aide l’autre à accéder à la parole. Elle ne suit pas de manière passive le discours de l’autre. D’un certain point de vue, l’écoute précède la parole. L’écoute seule amène l’autre à la parole. J’écoute déjà avant que l’autre parle, ou j’écoute pour que l’autre parle. L’écoute invite l’autre à parler, le libère de son altérité. L’« écouteur » est un espace de résonance dans lequel l’autre se libère par la parole. L’écoute peut ainsi être curative.

Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, Société, perception et communication contemporaines, trad. Olivier Mannoni, Paris, PUF, 2020, pp. 114-115.

L’écoute est donc cette disposition envers autrui en tant qu’il est autrui. C’est un rapport au monde qui comprend des altérités qui, par leur proximité, ne sont pas de même nature que les autres objets. Écouter en tant que disposition est donc un rapport à autrui, une ouverture à cet espace dont parle Han qui précède la parole d’autrui. Un espace magnifié dans les ateliers du philosopher.