Il faut commencer par cette question. Non pas s’étonner ni s’effrayer de ce que l’âme du despote peut receler de démoniaque, en faire l’objet de longues litanies moralisatrices sur la profondeur du mal, mais se laisser surprendre par autre chose : comment se fait-il qu’ils obéissent alors que, s’ils s’unissaient, à eux tous, collectivement, ils l’emporteraient évidemment ? ici Simone Weil apporte une première réponse quand elle écrit : « Le peuple n’est pas soumis bien qu’i soit le nombre, mais parce qu’il est le nombre. » Si la majorité est silencieuse, c’est surtout parce qu’il lui est difficile de trouver une seule voix ; elle est silencieuse parce que trop immédiatement cacophonique. L’organisation des masses, l’accord immédiat sur un même projet, le souffle commun demeurent l’exception : il faut commencer, pour s’entendre, à faire taire toutes les défiances. Or les rumeurs vont vite, et on met sa dignité à ne pas vouloir se laisser tromper par le voisin. Au contraire, le petit nombre s’organise, complote et se soude. L’élite est immédiatement solidaire d’elle-même. Un peuple ne sent sa force que quand il n’a plus rien à perdre.

Frédéric GROS, Désobéir, Paris, Flammarion, 2019 (2017), p. 57.


En faisant valoir que c’est parmi le peuple qu’on recrute des espions, des gardiens de l’ordre, des officiers de justice, on ne fait pourtant que reculer le problème. Car là encore on peut dire : Enfin, rendez-vous compte, la tyrannie c’est la construction d’une soumission pyramidale. Chacun obéit craintivement à son supérieur hiérarchique, et cela monte, de bas en haut, jusqu’au tyran qui lui seul décide. Mais la représentation verticale masque la chaîne horizontale des complicités et la part de compassion jouissive que chacun se voit offrir dans un régime tyrannique. On supporte d’être tyrannisé surtout parce qu’on se voit offrir le plaisir de se faire tyran d’un autre : « Le tyran asservit es sujets les uns par le moyen des autres. » Ce qui fait tenir la tyrannie, c’est sa structure « démocratique ». Chaque tyrannisé se venge de sa condition en étant à tour tyrannique envers un autres, de sorte que le rapport d’obéissance, loin de former deux groupes séparés (dirigeants / dirigés), pénètre tout le corps social, et tous sont complices, chacun prend sa part de jouissance d’être autorisé à se faire le tyran d’un autre.

On pourrait en appeler à des raisons plus classiques. La Boétie les donne aussi : l’abrutissement du peuple, détourné, distrait par la multiplication des tavernes et des bordels, les jeux et les plaisirs faciles. Mais aussi l’habitude : à force, la servitude devient une seconde nature ; on perd jusqu’au désir, jusqu’au goût, jusqu’au souvenir de la liberté. « La servitude volontaire, c’est la coutume ». Mais l’évocation des points de jouissance bouscule ces schémas traditionnels d’explication par la peur et l’habitude.

Frédéric GROS, Désobéir, Paris, Flammarion, 2019 (2017), pp. 58-59.

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