Pour comprendre les enjeux philosophiques liés au rapport entre le « droit » de choisir et la « bonne finalité » du choix, il sera utile de faire un très bref détour par l’histoire des droits des femmes au XXe siècle. Si nous ne visons pas à fournir une synthèse exhaustive de ce vaste champ d’action et de réflexion, nous nous efforcerons de situer notre propos dans le contexte des luttes féministes en vue de mieux saisir le rôle joué par la référence aux « droits ». Car il s’agit bel et bien pour nous d’inscrire notre réflexion dans l’héritage féministe des droits, tout en réconciliant le point de vue des « droits » et de celui du choix en vue d’une « finalité bonne ».
Faisant aujourd’hui l’objet d’un consensus assez large, le droit à l’égalité civile recouvre la capacité civile des femmes. Obtenue en 1938 pour ce qui concerne la France, elle octroie aux femmes le droit de s’inscrire à l’université, de passer un contrat pour leurs biens propres, d’avoir une carte d’identité ou un passeport, d’ouvrir un compte en banque… sans l’autorisation de leur époux. Quant au droit à l’égalité politique, qui englobe le droit de vote et d’éligibilité des femmes, il est accordé aux femmes françaises en 1944, environ une génération après qu’une première vague de pays, dont un certain nombre de pays anglo-saxons, de l’Amérique latine, de l’Asie centrale, de la Baltique, du Caucase et d’Europe, le leur a octroyé ; il est accordé aux femmes indonésiennes, japonaises, sénégalaises ou encore yougoslaves en 1945, aux femmes grecques, ivoiriennes et libanaises en 1952, aux femmes tunisiennes en 1959…
Après l’exclusion politique et la tutelle civile, qui maintenaient les femmes dans le statut de mineures, il s’agissait pour des mouvements féministes d’endiguer d’autre expressions de l’inégalité du statut des femmes. C’est ainsi que la « deuxième vague » féministe visait le droit à l’égalité dans la sphère privée et professionnelle, au sein du couple et devant la sexualité : les associations féministes attiraient l’attention sur les violences faites aux femmes, y compris le viol conjugal ; le divorce par consentement mutuel est voté en France en 1975 ; l’interruption volontaire de grossesse dépénalisée à partir de 1975. Les droits des travailleuses font aussi l’objet de luttes sociales qui conduisent progressivement à la reconnaissance légale des droits professionnels des femmes : les première sanctions civiles et pénales pour discrimination sexuelle à l’embauche ou en matière de salaire apparaissent dans les années 1960, avec par exemple le Equal Pay Act de 1963 et le Civil Rights Act de 1964 aux États-Unis ou encore l’interdiction en France, à partir de 1966, de rompre un contrat de travail en raison de la grossesse.
À partir des années 1990, on peut évoquer une « troisième vague » féministe, comme cela a été fait tout d’abord sous la plume de l’écrivaine féministe américaine Rebecca Walker. Attentives à l’articulation des enjeux féministes et des enjeux liés aux discriminations contre les minorités ethniques ou encore sexuelles, les pensées féministes de cette époque commençaient à se réclamer d’une perspective « intersectionnelle », d’après le terme forgé par la juriste féministe américaine Kimberlé Crenshaw. Ces approches soulignent l’importance, pour penser les droits de toutes les femmes, de reconnaître l’existence de différentes couches de discrimination (de genre, de classe, d’ethnie) qui sont souvent enchevêtrées et qui constituent un obstacle à l’émancipation des femmes. Enfin, on peut attribuer à cette troisième vague des féminismes l’effort pour déconstruire des catégories considérées comme des véhicules d’oppression, par exemple celles de « normalité » sexuelle.
Au vu des grandes tendances repérables à travers les différents moments féministes au siècle dernier, les vagues successives des féminismes peuvent s’appréhender à l’aune des « générations des droits » mises en lumière par le juriste français d’origine tchèque Karel Vasak. L’évolution des droits dont il s’agit ici commence par les droits civils et politiques, autrement dit la « liberté », continue en englobant les englobant les droits sociaux et économiques, autrement dit l’« égalité », avant de déboucher sur les droits liés à la solidarité (la « fraternité » de la devise de la République française) entre peuples des différentes nationalités et minorités ethniques ainsi que vis-à-vis de la paix et de l’environnement. De manière analogue, l’histoire récente des féminismes que nous avons retracée dans ses très grandes lignes commence en quelque sorte avec la revendication de la liberté politique, se saisit ensuite de la question des égalités des droits des femmes dans de multiples sphères, et continue aujourd’hui d’évoluer sous la bannière de la solidarité entre des femmes de différentes couleurs et conditions sociales, économiques, politiques ou encore sexuelles. En dépit de leurs spécificités propres, dont l’examen dépasse notre dessein ici, ces différents moments s’inscrivent dans une démarche commune qui consiste à lutter pour l’extension des droits individuels. Droit de vote, droit de divorce, droits liés à l’emploi, droits liés à la procréation, droits liés à la reconnaissance ou à la différence… Il est difficile d’envisager les différents féminismes sans les replacer dans le cadre déterminé par la notion de droits.
Crystal CORDELL PARIS, Pourquoi encore le féminisme ? Pour une éthique du libre choix, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 16-18.