Du point de vue totalitaire l’histoire est une chose qui doit être créée plutôt qu’acquise. Un État totalitaire est dans les faits une théocratie, et sa caste dirigeante, afin de se maintenir en place, doit faire croire qu’elle est infaillible. Mais puisque, en pratique, personne n’est infaillible, il est fréquemment nécessaire de réarranger les faits passés afin de montrer que telle ou telle erreur n’a pas été commise, ou que tel ou tel triomphe imaginaire a bien eu lieu. Toute évolution majeure de politique exige une évolution correspondante de doctrine et la récupération de figures historiques éminentes. Ce genre de choses peut se passer n’importe où, mais il a clairement plus de chances de mener à des falsifications pures et simples dans des sociétés où une seule opinion est à un moment donnée autorisée. Le totalitarisme exige, en fait, l’altération continue du passé, et au long terme exige probablement la défiance envers l’existence même de la vérité objective. Les amis du totalitarisme de ce pays [URSS] tendent généralement à dire que puisque la vérité absolue n’est pas atteignable, un gros mensonge n’est pas pire qu’un petit mensonge. Ils soulignent que tout compte-rendu historique est biaisé et imprécis, ou bien au contraire, que la physique moderne a prouvé que ce qui nous semble être le monde réel n’est qu’une illusion, afin de nous faire croire que faire confiance à l’expérience de ses propres sens n’est qu’un vulgaire philistinisme.

George ORWELL, L’empêchement de la littérature, Sur la liberté d’expression et de pensée, traduction Thomas Bourdier, Paris, R&N éditions, 2020 (1946), pp. 33-34.

A lire également