Tempest

Disponible dans son Anthology aux éditions Kana, Tempest d’Inio Asano est une nouvelle d’anticipation glaçante par les conséquences d’un utilitarisme moral poussé dans ses retranchements.
Pour celles et ceux qui ne le connaîtraient pas, Inio Asano est un mangaka (illustrateur et scénariste de manga) bien loin des codes habituels. Au moyen de récits qui mettent en scène un Japon désœuvré et bien moins kawaï que le fantasment nombre d’occidentaux, Asano aime user la nuance, montrer les itinérants, les paumés, bref l’humain sous tous ses aspects.
Pour en revenir à Tempest, Asano y postule une société où la vieillesse est considérée inutile et coûteuse. Si les jeunes qui décident d’avoir des enfants sont fortement soutenus par le gouvernement, les vieux quant à eux sont envoyés dans des centres où ils perdent tous leurs droits et ne peuvent les récupérer qu’à la condition de réussir un examen presqu’impossible.
Au-delà de l’idée forte et marquante, c’est dans la subtilité des détails que le récit puise toute sa force. Ainsi, l’ultra-violence du système est présentée de manière froide et se justifie en permanence. Littéralement déshumanisées, les personnes âgées se voient proposer des solutions qui leur rappellent la manière dont ils sont considérés dans la société. Comme par exemple, le service de suicide assisté qui donne droit à une exonération de droits de succession pour les enfants des résidents qui choisissent ce système.

La narration quant à elle s’articule entre l’admission de Monsieur Tachibana qui découvre l’établissement et discute avec différents intervenants – comme les résidents, les éducateurs ou encore un ancien ministre lui-même résident – et un flash back sur la conférence de presse où ce fameux système a été annoncé et mis en place. Système voté démocratiquement par la population comme nous l’apprendrons plus tard.
Bouleversant d’inhumanité et très juste dans son approche, cette histoire fait particulièrement écho à notre époque et à la crise sanitaire où des philosophes de salon ont compté les années qui restent à vivre à nos aînés pour juger du caractère sacrifiable de leur vie arguant une prétendue absence de peur de la mort…
Analyse
Un utilitarisme moral et des principes troubles
Ce qui frappe le plus dans cette courte histoire est l’apparente volonté de rationaliser et de justifier les traitements infligés aux personnes âgées. Toute action, toute restriction se voit faire l’objet d’une justification de la part des autorités. Jouant sur des fonds de pages en noir pour indiquer ce qui relève du passé, et donc la discussion entre les ministres avant la mise en place du dispositif, Inio Asano montre comment le peuple, mais aussi des résidents, ont fini par intérioriser le discours ambiant et cette vision du monde très utilitariste.

Un autre aspect important que l’histoire permet de mettre en lumière se trouve dans l’importance du contexte de la mise en place de dispositifs liés à des questions de bioéthique. C’est en ce sens que la question du suicide assisté, question importante et lourde de sens dans nos sociétés contemporaines, est présentée d’une manière complètement dévoyée. Là où la question du suicide assisté est censé mettre en jeu la dignité humaine et la libre disposition de son corps, ici le suicide assisté est un moyen d’élimination des individus, élimination motivée par le fait d’avoir un intérêt direct pour la famille (exonération de droits de succession) et direct pour la société (l’économie financière pour la société).

La place des médias en sous-texte
Bien qu’elle ne soit pas centrale, on peut voir dans l’œuvre du mangaka une critique d’un système médiatique qui n’a pas assumé son rôle de contre-pouvoir. Parcourant quelques cases et mises en scène, la critique des médias se fait au travers d’un changement d’attitude qui, une fois l’opinion populaire acquise à la cause “anti-vieux”, a vu les médias se contenter de relayer l’intolérance.

Mais au-delà d’une critique des médias, cette mise en avant de leur rôle dans les flash-back montre comment le système s’est peu à peu mis en place privant toujours plus les vieux de leurs droits. C’est là une force de ce récit atypique. Loin de présenter le gouvernement comme celui d’un État parfaitement totalitaire, Inio Asano nous dépeint le portrait d’un premier ministre certes antipathique, mais qui ne cesse de justifier ses actions au nom d’un bonheur plus grand de la société… En ce sens, la forme d’État du Japon dans cette histoire a deux visages. Celle d’un État providence qui accompagne une jeune génération et en proposant des centres médicaux où les personnes âgées seraient bien traitées en attendant leur examen. Mais s’arrêter à cette forme serait oublier la part totalitaire d’un gouvernement qui somme les jeunes de se reproduire à coups d’aides et qui déchoit les vieux de toute forme de citoyenneté. L’emprise de l’État semble totale sur ces vieux qui à l’intérieur comme à l’extérieur des centres ne maîtrisent plus leur vie qu’il s’agisse de banalités comme se déplacer ou des choses plus intimes comme l’amour.

La question de la dignité humaine
Parmi les thèmes abordés ci-dessus, le principal et central est à n’en pas douter la question de la dignité et de la déshumanisation. Incarnée par son principal protagoniste, Monsieur Tachibana, la résistance à cette société réificatrice s’évalue dans le fait d’assumer une liberté totale quitte à en subir les conséquences. Héros sartrien pourrions-nous dire, Monsieur Tachibana pose des choix et des engagements forts dans une société qui ne semblait pas en laisser apparaître d’autres que subir la situation.

De l’aveu de l’auteur, cette courte histoire ne se veut pas un cri d’alarme pour les générations futures. Toutefois, l’idée de cette histoire lui est venue d’une réflexion sur la dégradation de la représentation des personnes âgées. On en trouve des indices dans des scènes comme celle ci-dessous qui, dans le cadre de ces centres nous montre l’emprise de l’État qui va jusqu’à dire où avoir faire l’amour. Mais à bien y penser, il ne faut pas nécessairement vire sous un État totalitaire pour nous poser la question de l’intimité et du droit à l’amour des résidents de maison de repos. Véritable tabou de notre société, la sexualité des anciens et les conditions de cette dernière nous sont jetés en plein visage par l’auteur en deux cases d’une sobriété toute révélatrice.

Que faire d’un tel matériau ?
Nous l’aurons compris, Tempest est une histoire d’une richesse incroyable tant par la multiplicité des thèmes qu’elle expose, que par le traitement qu’elle en fait.
Si nous l’avons utilisée (exploitation) dans nos classes tour à tour pour illustrer des conceptions morales et leurs limites ou pour entraîner les apprenants à reconnaître des éléments caractéristiques de l’État de droit et des différentes formes de d’État, il nous semble possible d’aborder cette œuvre comme terreau (voir article les objets à potentiel philosophique). En en proposant simplement la lecture avec pour seule consigne l’indication qu’elle sera la base d’une conversation, d’une communauté de recherche philosophique, d’un travail de réflexion personnel, Tempest se présente comme un terrain d’une incroyable fertilité à la réflexion philosophique. Raison pour laquelle nous vous conseillons vivement de lire Anthology d’Inio Asano où nous trouvons d’autres histoires d’une grande qualité.