Certains philosophes ont l’impression qu’ils ont toujours le dernier mot sur le sujet, qu’ils connaissent la définition vraie de tel ou tel concept comme celui d’amour. À mon avis, il n’y a pas de dernier mot en philosophie, les questions que l’on se pose, on peut tout juste les ouvrir encore plus, avoir plus de questions à se poser à leur propos, mais il n’y a jamais de fin au questionnement.

Il est vrai que ces derniers temps il y a eu beaucoup d’ouvrages qui ont été écrits sur l’amour qui chacun, en effet, avait cette prétention de dire le dernier mot sur la question, la vérité, définir l’amour. Mon parti pris a été complètement différent et de montrer à quel point l’amour est indéfinissable, à quel point nous ne pouvions pas avoir le dernier mot sur cette question, à quel point l’amour est un concept ouvert qui a une histoire. L’amour romantique est une véritable invention, c’est quelque chose qu’on ne pensait pas avant qu’il existe. Il est possible aussi que d’autres formes d’amour, auxquelles nous ne pensons pas maintenant vont apparaître un jour. C’est ce qui m’a guidé dans mon travail, au-delà de tous ces livres qui ont été écrit récemment sur l’amour et qui continuent d’ailleurs cette production quasi-industrielle.

Mais autre chose qui a provoqué mon désir d’écrire, c’est le fait que tous les ouvrages philosophiques sont des ouvrages de louange, d’éloge et de glorification de l’amour. La vision critique de l’amour telle qu’on la trouve chez Nietzsche, par exemple, ou chez les moralistes du XVIIe siècle comme La Rochefoucauld, chez les naturalistes ou chez les féministes aussi qui considèrent que l’amour est une idéologie qui contribue à l’assujettissement des femmes, cette vision sceptique de l’amour a un peu disparu. J’ai voulu ramener cette conception critique, cette façon de regarder l’amour comme un objet philosophique, sans le glorifier, sans le louer, sans le magnifier immédiatement.

Il y a probablement des raisons pour lesquelles c’est plutôt la louange qui sévit en philosophie, alors qu’en littérature, chez Virginie Despentes par exemple, ou Michel Houllebecq, on reste dans cette tradition sceptique de l’amour. La raison est que, je pense, derrière tous ces ouvrages, il y a certainement, c’est une voie que j’essaie d’explorer dans le livre, l’idée que l’amour peut être un remède à l’état dans lequel se trouve notre société aujourd’hui. C’est-à-dire une société fragmentée, atomisée, dans laquelle les individus n’ont plus de contact les uns avec les autres, dans laquelle il n’y a pas de projet collectif qui nous dépasse. Et donc, ces philosophes ont cru que l’amour pouvait être un remède évident pour panser toutes les plaies de notre société. Mais au fond, l’amour joue plutôt dans tout cela un rôle conservateur dans la mesure où l’idée sous-jacente est que l’amour peut, non seulement panser les plaies de la société, mais aussi transcender les relations sexuelles. Par exemple, tout ce qui en nous est trop animal, dépend des désirs du consommateur zappeur incapable de fixer son attention sur quelque chose. Chez des auteurs aussi reconnus que Alain Badiou, Luc Ferry ou Alain Finkielkraut, il y a certainement cette vision conservatrice de l’amour où l’amour sexuel n’a de valeur que dans la mesure où il est transcendé par un amour qui est un peu plus élevé qui est celui de la fidélité, celui de l’engagement envers autrui.

Dans cette idée que l’amour est capable de donner une certaine valeur morale à la relation purement sexuelle, il y a certainement un aspect puritain antisexuel. On revient à cette idée que les relations purement physiques entre les personnes ne peuvent pas porter quelque chose de spécifique qui s’apparente à des liens d’affection profonds, même s’ils sont éphémères, et qu’il faut qu’ils soient transcendés dans la durée, dans la fidélité et dans même la construction d’un couple. Cette idée elle a deux aspects. Un aspect qui nous ramène à Kant au fond.

Pour Kant, les relations sexuelles sont purement animales. Il faut le mariage, monogame, hétérosexuel, en vue de la procréation pour donner un semblant de dignité à cette relation. Je dis semblant de dignité parce que, pour lui, on met notre corps à la disposition d’autrui, autrui met son corps à notre disposition, nous faisons tout ça dans un contrat de droit et on a du mal à comprendre pourquoi le fait de devenir un objet pour l’autre et que l’autre devienne un objet pour nous peut donner de la dignité à la relation. Parce qu’au fond, ce qu’il y a chez Kant, c’est cette idée qu’il y a dans une relation qui est purement sexuelle, on transforme l’autre en objet, il dit « en citron qu’on jette après l’avoir pressé » ou en « rôti de porc appétissant avant qu’on ait commencé ». Il y a cette idée donc que l’amour purement sexuel ne respecte pas un de ses principes de base de ne jamais traiter autrui simplement comme un moyen.Cette idée, elle a été transformée, à mon avis, dans la psychologie moderne sous une forme qui est un peu différente. En fait, les relations sexuelles sans amour ne sont pas aussi gratifiantes psychologiquement et physiquement que des relations avec amour. Et donc, on nous recommande d’avoir des relations sexuelles de préférence avec amour pour qu’elles soient plus satisfaisantes. Donc on a enlevé tout ce côté dignité, transcendance et toute la morale qu’il y a autour. Mais l’esprit reste le même. C’est-à-dire il y a quelque chose dans la relation sexuelle qui est purement animale, quelque chose qui doit être transcender et ça ne peut l’être que dans l’amour. Voilà pourquoi j’ai l’impression que certaines formes, celles qui ne s’inscrivent pas dans la durée, celles qui sont jugées trop éphémères, sont des formes qui sont dépréciées aujourd’hui.

Interview de Ruwen Ogien, Ruwen Ogien – Philosopher ou faire l’amour, librairie mollat, de 0’04 à 6’52 https://www.youtube.com/watch?v=JO-L8e89p0c Retranscription et adaptation à l’écrit par JD Oste.

A lire également