La croyance dans la « nature » et le « naturel » engendre bien des erreurs. En médecine, elle était et, dans une certaine mesure, elle est encore particulièrement influente. Le corps humain a la faculté de se guérir par lui-même : les plaies cicatrisent, les rhumes passent, et même les maladies graves se résorbent parfois sans traitement médical. Mais, même dans ces cas-là, il est souhaitable d’aider la nature. Car les plaies risquent de s’infecter, les rhumes peuvent évoluer en pneumonie, les maladies graves ne sont laissées sans traitement que par les aventuriers et les explorateurs de régions lointaines qui n’ont pas d’autre solution. Plusieurs pratiques aujourd’hui qualifiées de « naturelles » ne l’étaient pas à l’origine, comme celle de s’habiller ou de laver son linge. Quand les hommes vivaient nus, les climats froids leur étaient sans doute invivables. Faute d’un minimum d’hygiène, les populations s’exposent à toutes sortes de maladies comme le typhus dont l’Occident est désormais exempt. La vaccination était considérée (et elle l’est encore par certains) comme « non naturelle ». Ces objections ne tiennent pas : comment une fracture pourrait-elle se résorber « naturellement » ? La cuisson et le chauffage eux-mêmes sont « contraires à la nature ». Quelque 600 ans avant notre ère, Lao-Tseu s’indignait des routes et des ponts qu’il jugeait « non naturels », et il préféra quitter la Chine pour vivre parmi les barbares occidentaux. Le moindre progrès qui survient dans la civilisation est critiqué de prime abord au motif qu’il n’est pas naturel.
Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle, traduction Myriam Dennehy, Paris, L’Herne, 2019 (1943), pp. 71-72.