Si, comme c’est le cas chez l’animal, son être consistait strictement et uniquement à manger, boire, se chauffer etc., il ne les percevrait pas comme des besoins, c’est-à-dire comme imposés de l’extérieur vers son être authentique dont il doit irrémédiablement tenir compte bien qu’ils ne les constituent pas. C’est donc manquer de bon sens que de supposer que l’animal a des besoins au sens subjectif qui correspond à ce terme chez l’homme. L’animal ressent la faim, mais parce qu’il n’a rien d’autre à faire que d’avoir faim et d’essayer de manger, il ne peut percevoir cela comme un besoin, comme quelque chose d’imposé dont il lui faut tenir compte et qu’il est contraint de faire. Par contre, si l’homme parvenait à se libérer de ces besoins et de leur satisfaction, il lui resterait encore beaucoup à faire, il aurait l’occasion de se consacrer à ce qui, à ses yeux, le caractérise au mieux à savoir ses occupations et la vie qu’il entend mener. C’est précisément parce qu’il ne ressent pas le se chauffer, le manger comme lui étant propres, comme constitutifs de sa vraie vie et qu’en même temps il n’a pas d’autres solutions que de les accepter, qu’ils revêtent le caractère spécifique de la nécessité, de l’inéluctabilité. Ceci, étonnamment, nous dévoile la constitution très singulière de l’homme ; alors que l’ensemble des autres êtres s’accordent avec leurs condition objectives – avec la nature ou la circonstance –, l’homme au contraire, se différencie et se distingue de sa circonstance ; mais il n’a pas d’autre choix que d’accepter les conditions qu’elle lui impose. De là le fait que celles-ci lui apparaissent comme négatives, contraignantes et pénibles.
José ORTEGA Y GASSET, Méditation sur la technique, Paris, Editions Allia, 2017 (1935), pp. 27-28.