Le plus souvent, le terme de liberté est appliqué au niveau politique et sociétal. On dit que les individus dans certaines sociétés sont libres quand ils ont des opportunités considérables de choisir quoi faire et comment vivre, avec relativement peu de contraintes arbitraires. En ce sens, il est dit que l’Amérique permet une plus grande liberté que de nombreuses autres nations, tout particulièrement celles sous régime totalitaire.

Bien entendu, au sein de n’importe quelle société, certains individus peuvent être relativement libres et d‘autres pas, comme c’était le cas au sein même de ce pays à l’époque de l’esclavage. Néanmoins, il est généralement possible de caractériser les sociétés en termes de degré de liberté d’action qu’elles permettent à leurs citoyens dans la poursuite de leurs buts personnels. Lorsqu’il est utilisé ainsi, le terme liberté renvoie au fait d’être libre de coercitions externes au niveau d’un système ; cela renvoie à une interférence minimale du gouvernement dans la manière dont on vit sa vie. Cela signifie, entre autres, ne pas être arbitrairement empêché de vivre où l’on veut, de faire ses courses où l’on veut, de voyager où l’on veut, et d’étudier où l’on veut.

À un niveau plus proximal, les contextes interpersonnels proches que créent les individus en position supérieur peuvent aussi limiter la liberté des personnes par des manières qui font écho aux limites créées par le système au sens large. Les personnes en position supérieure ont l’autorité sur les autres, et elles peuvent utiliser cette autorité de manière relativement contrôlante (ou alors, en soutenant relativement l’autonomie). Beaucoup de discussions de ce livre concernent la manière dont les contextes interpersonnels contrôlants – et les éléments tels que les récompenses et les dates butoir qu’ils impliquent – peuvent limiter la liberté.

Il y a cependant encore une autre manière avec laquelle la liberté des individus peut être restreinte – une manière qui est encore plus importante pour notre compréhension de la liberté humaine que ne le sont les contrôles distaux ou proximaux imposés par les structures sociales. C’est la restriction imposée par les contraintes internes – par les limites de nos structures internes rigides. Je connais une femme qui semble passer tout son temps à parler des contrats qu’elle signe et de l’argent qu’elle gagne. Elle est véritablement déterminée. Elle est offensive et compétitive, et gagner de l’argent et l’influence qui va avec est apparemment plus important pour elle que quoi que ce soit d’autre dans la vie.

Est-elle vraiment libre ? Agit-elle avec un sentiment de liberté personnelle dans sa vie quotidienne ? L’absence relative de contraintes externes lui permettent de poursuivre ses buts. Mais la puissance évidente de la pression interne à poursuivre ces buts – le degré auquel elle semble obsédée par eux – suggère qu’elle n’est pas un modèle de liberté personnelle. Et qu’en est-il du professeur qui arrive toujours en retard aux réunions ? Agit-il librement lorsqu’il se rebelle contre l’attente qu’il se comporte comme tout le monde et soit à l’heure ?

Ces deux exemples – la femme qui développe son compte en banque et l’homme qui est toujours en retard – représentent deux formes alternatives de liberté personnelle. Le premier est un exemple de soumission à des valeurs introjectées et socialement canonisées, et le second est un exemple de défiance contre celles-ci. Les deux situations renvoient à des personnes qui sont contraintes, qui sont forcées par des forces internes à agir comme elles le font.

De ce point de vue, la liberté humaine signifie être véritablement autonome. Cela signifie agir d’une manière qui ne soit pas limitée par des introjections, par des structures internes rigides, par des autocritiques paralysantes, ou par l’impulsion de défier les forces contraignantes. Être libre signifie avoir le sentiment de faire les choses de son propre gré ; cela signifie être dirigé dans ses actions par un soi authentique.

Bien entendu, les systèmes sociaux, politiques, et économiques influencent le degré de liberté psychologique des individus. Tout d’abord, les systèmes offrent ou privent d’opportunités de poursuivre ses propres objectifs, et ils imposent plus ou moins de contraintes arbitraires. Mais peut-être de manière plus intéressante encore, les contextes sociaux jouent également un rôle dans la création des pressions internes – les valeurs et régulations introjectées – avec lesquelles les individus limitent leur propre liberté.

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Les contextes sociaux influencent considérablement le niveau de liberté des individus, mais il ne le détermine pas. La liberté est une caractéristique du fonctionnement psychologique d’un individu à tout moment. La liberté doit donc être une pratique de chaque instant. Cet homme, dans la Bulgarie totalitaire, était parvenu à vivre « librement » une bonne partie du temps parce qu’il avait réussi à se libérer de l’oppression de ses contrôles et conflits internes.

Être libre ne signifie cependant pas faire ce que l’on veut au dépend d’autrui. Au contraire, cela implique de se préoccuper d’autrui et d’avoir du respect pour son environnement, parce que ce sont des manifestations de l’interconnexion humaine. La liberté implique d’être ouvert à sa nature intérieure, et c’est là qu’une personne trouvera les tendances à l’affiliation et à l’autonomie. Les individus tirent de leur besoin d ‘autonomie le respect de leur environnement social et physique. Les danseurs de Fagan, tout en étant autonomes dans leur art, sont également respectueux de ceux avec lesquels ils le réalisent.

Une personne qui arrive dans une situation et commence immédiatement par donner des ordres aux autres n’est pas autonome parce que la véritable autonomie est accompagnée d’affiliation – la véritable autonomie implique de respecter les autres. La personne qui commence immédiatement par mener les autres à la baguette est sans aucun doute sous la pression de forces internes ou externes, et la tentative de contrôler les autres est simplement une manifestation de cette pression. Quand une personne est autonome, elle commence par accepter l’environnement tel qu’il est avant d’immédiatement tenter de le changer.

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La vraie liberté implique un équilibre entre la proactivité vis-à-vis de son environnement et le respect de ce dernier. Être psychologiquement libre implique une attitude d’acceptation des autres. Nous ne sommes pas des fins en soi mais nous faisons partie d’un plus large système, et parce que le véritable soi a une double tendance à l’autonomie et à l’affiliation, la personne au soi bien développé acceptera les autres et respectera l’environnement, tout en influençant l’un et l’autre de manière proactive.

La liberté humaine conduit à l’authenticité, elle renvoie à ce que nous sommes véritablement. Et avec la liberté vient la responsabilité, parce que c’est une part de qui nous sommes véritablement. Il est dans notre nature de se développer de manière responsable, tandis que nous nous efforçons de nous intégrer dans la communauté sociale. Ce que le psychologue Andras Angyal appelait notre « tendance à l’homonymie » (i.e., notre tendance à être en union avec une grande entité), combinée à notre « tendance à l’autonomie », nous exhorte à la responsabilité. Cependant, l’accomplissement de ces tendances (et donc l’atteinte de l’intégration et du bien-être) requiert des nutriments provenant du contexte socialisant. La société influence la liberté psychologique des individus selon qu’elle (et les agents socialisants qui sont ses représentants) fournit ou retient ces nutriments.

Edward L. DECI, Richard FLASTE, Pourquoi faisons-nous ce que nous faisons, Motivation, auto-détermination et autonomie, traduction Tiphaine Huyghebaert et Nicolas Gillet, Malakoff, Interéditions, 2018, pp. 220-224.

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