Comme la politique, le droit est soumis régulièrement à des lois d’attraction des masses. Se trouveront davantage respectées les idées qui ont gagné la bataille de l’évolution des convictions. En réalité, c’est notre bagage culturel et notre éducation qui nous pousse à considérer que les idées religieuses ont davantage de valeur que les autres. Et pourquoi ? Parce que nous nous y sommes investis. Les idées religieuses bénéficient d’une immunité particulière parce qu’elles ne se réduisent pas à des objets rationnels, et qu’elles constituent aussi des contenus identitaires. Sur ce qu’il convient d’appeler, comme nous le verrons, le marché cognitif, les porteurs d’une croyance religieuse sont en position monopolistique, reproduite de génération en génération avec un succès si extraordinaire que même les juges de Cour européenne ne peuvent que constater une valeur identitaire performative forte. Une valeur à laquelle ne peut être valablement opposé que l’intérêt général de la société ; c’est ce que démontre aussi l’examen de deux défis particuliers que sont le prosélytisme et la sincérité.

Éloge du prosélytisme

Cela est trop souvent négligé : la liberté de religion inclut le droit d’en manifester l’appartenance vers l’extérieur. Une religion n’est pas un hobby comparable à la philatélie ; elle n’est ni une activité purement privée ni un objet entièrement privatisable. La liberté de culte comprend la liberté de manifester sa religion, même en public, ainsi que celle de ne pas se voir imposer de religion. Il y a parfois à cet égard une confusion entre laïcité et sécularisation, comme le relève Jean Baubérot : « Affirmer […] que la religion ne peut vivre que dans la sphère privée, au sens de « sphère intime », refuser le droit de manifester ses convictions religieuses dans l’espace public, vouloir neutraliser cet espace de toute expression religieuse, c’est opérer un court-circuit entre laïcité et sécularisation : on est plus ou moins sécularisé suivant que l’on a un rapport proche ou éloigné de la religion, que l’on « en prend et on en laisse » selon l’expression populaire. La laïcité est de l’ordre du politique, et même quand la culture y a sa part, il s’agit d’une culture politique. La sécularisation est de l’ordre du socioculturel. Elle est liée à une dynamique sociale. » Le fait qu’une religion se déploie par nature dans l’espace public induit donc de réfléchir sur le prosélytisme qui lui est inhérent. Le terme prosélytisme sonne négativement aux oreilles occidentales, en particulier laïques, parce qu’il suggère une attitude proactive voire agressive des religions. Pourtant, le droit au prosélytisme fait intégralement partie des droits fondamentaux liés à la religion, et il convient d’expliquer pourquoi.

Une religion comprend de manière intrinsèque une vision de l’Univers qui lui est propre, qui offre du sens à l’existence en liant la conception du monde avec des comportements devant être observés. Nécessairement, cette posture inclut une prétention à la vérité, incompatible avec des visions concurrentes. Nécessairement, les visions concurrentes doivent pouvoir être qualifiées de mécréantes ou hérétiques au regard de ce système de valeurs. Nécessairement, enfin, cela contraint chaque religion à développer un positionnement politique vis-à-vis du monde extérieur, séculier, que ce contexte séculier soit laïc ou théologique.

François DE SMET, Deus casino, Paris, PUF, 2020, pp. 127-129.

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