Qu’est-ce qu’une accroche en philosophie et citoyenneté ?

Telle que nous la concevons, l’accroche au cours de philosophie et citoyenneté est un ou plusieurs moments de la séquence (souvent au début) dont la fonction première est l’ancrage des élèves dans le processus d’apprentissage. Elle peut, bien entendu, remplir plusieurs fonctions de séduction, d’amorce, de présentation du « menu », d’engagement de la part des élèves, mais elle ne doit pas être étrangère au reste du corpus auquel elle est censée appartenir, auquel elle est censée accrocher.

On commencera donc par distinguer l’accroche de l’événement ponctuel. Si l’événement ponctuel a une valeur intrinsèque qui peut s’inscrire dans l’identité et la démarche globale du cours, l’accroche a une valeur extrinsèque qui se rapporte à l’ensemble de la séquence qu’elle sert. Cette différence ne tient malheureusement pas le plus souvent à l’intention du professeur, mais au ressenti des élèves. Ainsi, une accroche très efficace dans l’engagement qu’elle suscite de la part des élèves risque de devenir à leurs yeux un événement ponctuel. C’est d’ailleurs le lot de nombreuses accroches « trop » efficaces, elles finissent par phagocyter l’intérêt et la mémoire des élèves qui résumeront la séquence au « truc chouette qu’on a fait au début de la séquence».

Loin d’éviter les événements ponctuels et les accroches trop efficaces, il nous semble qu’il faut toutefois veiller à proposer des séquences construites s’appuyant sur des accroches calibrées et bien pensées. Car c’est dans la diversité proposée par des séquences bien accrochées et des événements ponctuels que se trouve tout l’intérêt de la démarche philosophique en ce qu’elle peut faire montre d’adaptations astucieuses comme de constructions ambitieuses.

Une accroche est donc un moment particulier d’une séquence dont la construction dépendra également de la taille de la séquence. Ainsi, il n’est pas inutile de prévoir plusieurs accroches au sein d’une séquence pour relancer l’intérêt des élèves ou ramener du concret dans un développement qui devenait très abstrait.

Premier type d’accroches : L’accroche explicitante

On a tendance à l’oublier, mais il n’est pas interdit de demander sans enrobage aux élèves d’exécuter une tâche jugée pertinente et utile. Le caractère explicitant de l’accroche apparaît en ce que la tâche demandée ne le sera pas de manière gratuite mais servira un processus plus imposant. C’est, par exemple, le moment où l’on va mettre en avant une approche plus formelle de la pratique en cours… On pense aux moments d’explication des rôles lors d’une discussion à visée philosophique (Tozzi) ou les explications du déroulement de la communauté de recherche philosophique (Lipman). Il s’agit d’accroches, c’est-à-dire d’événement qui engagent les élèves et les introduisent à un processus sans que le processus ne s’y réduise. C’est d’ailleurs ce qui différencie ce type d’ateliers du simple débat (qui est le plus souvent discussion). En accrochant le cœur du processus à une phase rituelle de présentation du dispositif, les élèves sont d’autant plus concernés et déjà invités à porter leur attention sur la dimension réflexive et collective qu’offre le dispositif. Ici, l’institutionnalisation des pratiques philosophiques assure une efficacité des gestes des intervenants au lieu de les livrer à une spontanéité parfois chaotique et souvent peu fertile car réduite à l’avis de l’intervenant.

Ce que l’on demande à une accroche explicitante c’est d’être claire, complète et structurée. Du fait qu’il semble peu engageant, à défaut d’avoir un objet très “porteur”, ce type d’accroches se doit d’être efficace et d’éviter les balbutiements qui sont autant d’occasions de ne pas entrer dans le processus ou la séquence. À ce titre, on veillera à ce que les consignes et explications soient disponibles à l’écrit pour s’assurer que l’entièreté du groupe puisse y avoir accès malgré les distractions possibles.

Nous conseillons particulièrement ce type d’accroches en début d’année scolaire (le climat scolaire à ce moment est propice à l’instauration de règles et d’explication des objectifs et des enjeux), au début de dispositifs clos (comme des ateliers) ou lors de moments d’exposition de savoir-faire ou d’habileté de pensée qui seront développées tout au long de l’année et dont le rappel mettra en avant la dimension théorique ou méthodologique.

On l’aura compris, l’accroche explicitante a pour but de clarifier et de déterminer ce qui est fait ainsi que les objectifs poursuivis par cette action… il ne faut donc pas hésiter à y avoir recours avec les groupes d’apprenants qui ont besoin d’une structure claire pour s’investir.

Deuxième type d’accroches : Les accroches chocs

Axées autour d’une proposition forte qui demandera aux apprenants des prises de position (le plus souvent morales), l’accroche choc revendique un fort taux d’engagement de la part des élèves. Dilemmes moraux, “que ferais-tu ?”, histoires avec des enjeux et des chutes malsaines ou glauques, le but est de stimuler la réaction épidermique de l’élève pour deux raisons. Premièrement, on pourra ainsi repérer les évidences et autres lieux communs partagés par le groupe. Ensuite, au sein du groupe, nous serons plus à même de voir quels sont les élèves qui parviennent ou ne parviennent pas à mettre une distance avec la réaction viscérale.

Au-delà du risque d’être “trop efficace”, on veillera à éviter deux écueils qui peuvent littéralement ruiner notre accroche. La première dépend du groupe en question et consiste à mal doser l’impact de l’accroche. Une situation qui suscite une réponse unanime risque de révéler le caractère « factice » de la situation sans avoir la clarté d’une accroche explicitante. Le deuxième réside dans le manque de liens avec le reste de notre séquence. Lors de la préparation de l’accroche choc, il faut pouvoir en imaginer la sortie et établir les liens avec la suite de la séquence. C’est là, quand le lien n’est pas clair, quand l’accrochage semble factice ou forcé, que ce type d’accroches risque le plus de se transformer en événement ponctuel.

Pour exemple, l’accroche pour une séquence sur la liberté et la responsabilité consiste à demander aux élèves de s’imaginer dans plusieurs rôles vis-à-vis d’une téléréalité où les candidats se mutilent pour de l’argent. Jouant sur la variation des rôles et des situations, l’idée est d’interroger la notion de responsabilité et d’en montrer les différents aspects en fonction du rôle incarné et de la situation. Cette explication fait partie intégrante de l’accroche et est donné à la fin par un moment où l’on explicite pourquoi nous avons fait cette expérience de pensée. Elle sert également, tout au long de la séquence de rappel pour illustrer des notions et des éléments de problématisation.

Cette accroche a vraiment bien fonctionné avec plusieurs groupes classes. Toutefois, l’année dernière, tous les élèves de deux des classes ont répondu la même chose à toutes les questions car, pour eux, il n’y avait pas à réfléchir, seule la condamnation du dispositif trouvait du sens à leurs yeux. Nous avons alors explicité avec un grand sourire que cela ne nous arrangeait pas du tout et avons changé l’énoncé pour ne plus que les candidats se mutilent contre de l’argent, mais qu’ils se tatouent une partie importante du corps dans une sorte d’enchères au pourcentage de peau noircie. Résultat, beaucoup de discussions intéressantes pour une accroche qui posait les mêmes jalons de problématisation à savoir : la libre disposition de son corps, la légitimité de l’interdiction, le sens de la responsabilité en fonction de qui juge la situation et de qui vit la situation…

On vous conseillera donc, lors de l’élaboration de vos accroches chocs, d’envisager des portes de sortie. On peut en identifier deux grandes catégories. La première consiste à moduler les éléments constitutifs de l’accroche afin de déplacer l’approche des apprenants (ce que nous avons fait en changeant la mutilation par le tatouage). Une autre solution peut se trouver dans une posture plus “méta” qui assumera le caractère “manqué” de l’accroche (qui, est rappelons-le, le fait d’une mauvaise anticipation de la réaction du groupe) et qui proposera soit une explicitation du pourquoi ils ne se sentent pas plus indécis, en quoi leur réponse peut paraitre évidente, soit d’envisager pourquoi d’autres personnes auraient une autre représentation qu’eux de la situation.

Pour réaliser au mieux ce type d’accroches, nous déconseillons des les faire en début d’année avec des groupes qui ne nous connaissent pas. Elles sont d’autant plus fertiles que le groupe d’apprenants accepte une suspension d’incrédulité vis-à-vis de votre accroche. Suspension qui peut être liée à votre réputation dans l’école ou à l’habitude d’avoir travaillé de cette manière, mais de manière moins intense, au cours de l’année. Contrairement à une idée reçue, une accroche choc ne fonctionne pas toujours bien avec des élèves “hostiles ou réticents” vis-à-vis du cours ou de votre démarche. Il ne faudrait pas confondre accroche choc et “parler de ce qui intéresse les élèves”.

Troisième type d’accroches : Le jeu de rôle

Moins mobilisateur qu’une accroche choc, le jeu de rôle permet également d’aborder les représentations sous-jacentes à des choix posés dans un contexte donné. L’apprenant est mis dans la peau d’un « autre » qui doit réagir à une situation particulière et prendre une décision à assumer. Pour être efficace, cet autre doit avoir un rôle défini qui détermine les contours d’une position par rapport à l’action demandée. Par exemple : un journaliste, un décideur politique, un militant radical etc. Ce type d’accroches permet d’interroger les différentes représentations qu’ont les élèves de métiers, de fonctions, de problèmes, de situations moins quotidiennes ou moins marquantes, mais tout aussi révélateurs d’une certaine vision du monde et d’un imaginaire collectif. Le jeu de rôle peut être utilisé dans des séquences où l’apport théorique sera un peu plus important. Ces éléments théoriques prendront du sens en regard des différents choix opérés par les élèves ou par les groupes.

Petite précision, ou plutôt interprétation personnelle, nous ne considérons pas le colloque des philosophes (dispositif qui consiste à mettre les élèves « à la place » d’un philosophe et qui leur demande de comprendre sa pensée et de savoir l’utiliser dans une situation nouvelle) comme une accroche. Le caractère complexe d’un colloque des philosophes dû aux nombreuses opérations nécessaires à sa réalisation en fait davantage un atelier voire une tâche finale qu’un moment d’articulation d’un processus plus long. Même avec un public très scolaire, ce sera la phase d’introduction au colloque (alors accroche explicitante) qui engagera les élèves dans un processus dont la finalité sera l’utilisation de ce qui a été fait à l’occasion de ce colloque dans une tâche encore plus complexe. On veillera donc à ne pas confondre le jeu de rôle comme contexte d’engagement dans la séquence et le jeu de rôle comme habillage de tâche complexe.

Par exemple, dans une séquence sur les médias, nous mettons les élèves dans la peau de journalistes qui reçoivent des informations sur une prise d’otages en cours. Ces informations parcellaires, non vérifiées, parfois sensibles, sont autant d’occasions de voir la représentation qu’ont les élèves des médias et du métier de journaliste. C’est d’ailleurs l’occasion de les mettre face à leur « contradiction » ou manque de « révolte » car il leur arrive souvent de se justifier par « c’est comme ça que ça marche même si je ne suis pas d’accord avec comment ça marche ». Ce jeu de rôle sert alors d’introduction aux grandes notions clés du journalisme et à la réflexion de la place de la communication dans nos sociétés modernes.

Quatrième type d’accroches : Le fusil de Tchekhov

Du nom de ce célèbre procédé cinématographique qui consiste à montrer un objet utile à la résolution d’un problème plus tard dans le scénario, ces accroches comportent en elles-mêmes tous les éléments nécessaires à l’établissement de la réflexion. L’objectif est donc de poser une situation assez large pour proposer différentes pistes de réflexion à partir desquelles la séquence pourra se déployer par des éclairages et des explorations. Plutôt axé sur la problématisation, ce genre d’accroches est très utile aux séquences dont le contenu se veut varié et où la spontanéité de l’élève sera sollicitée.

S’il ne s’agit pas à proprement parler d’une présentation par le menu, l’accroche se devra d’être assez riche pour assurer une quantité suffisante de possibilités d’investigations. Pour s’en faire une image, si une séquence classique peut se représenter comme une ligne sur laquelle sont placés des points, une séquence qui comporte ce type d’accroches correspond davantage à une ligne pourvue de nombreuses spirales voire à une figure géométrique dont l’accroche délimite le périmètre.

L’immense intérêt de ces accroches réside dans la propension qu’elles offrent à révéler la richesse du parcours effectué et la maîtrise de ce dernier par les apprenants. Vous pouvez d’ailleurs utiliser l’intégralité des éléments de l’accroche comme matériaux d’évaluation où seront observés la précision et la richesse de l’approche de l’apprenant vis-à-vis d’un matériaux qu’il a déjà travaillé.

En conclusion

Il va sans dire que cette catégorisation toute théorique (et non académique) ne suppose pas une limite infranchissable entre les types d’accroches. Le plus souvent, les accroches qui fonctionnent et que l’on conserve se révèlent être hybrides. La formalisation de ces catégories a simplement pour ambition d’identifier les limites et les pièges de chaque genre, car nombreux sont ceux qui, comme nous, ont fait l’amer expérience d’accroches inadéquates comme d’accroches dont la suite semblait fade aux apprenants faute d’une réflexion profonde sur l’articulation avec le reste de la séquence. N’hésitez pas à consulter la partie Séquence du site afin d’observer comment nous articulons ces accroches avec le reste de la séquence.

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