Pour une démocratie interprétative

Une récente enquête sur la lecture montre que les élèves français ont des compétences correctes pour le savoir-lire lui-même (items « prélever » et « inférer »), mais qu’ils sont très en-dessous de la moyenne européenne pour la compréhension profonde des textes (« interpréter » et « apprécier »).

Les compétences argumentatives – conceptualiser, problématiser, argumenter – relèvent du premier registre de lecture. Conceptualiser, c’est prélever des éléments pertinents d’objets ou de situations pour en faire des propriétés significatives. Argumenter, c’est inférer un énoncé d’un autre énonce.

Ces compétences, on l’a vu, n’entraînent guère à interpréter et apprécier. Pour interpréter, il faut saisir des analogies entre des domaines hétérogènes (par exemple, entre un geste et un sentiment, un récit et un sens). Pour apprécier, il faut saisir des nuances fines de degrés (très bien, bien, assez bien, etc.) qui échappent au concept et à l’argumentation.

Le premier donné qui s’offre à l’interprétation, c’est le visage. Si la burka est condamnable, c’est parce qu’elle interdit tout abord interprétatif d’autrui. Une femme en burka se prête à l’analyse conceptuelle (je peux la définir comme femme, musulmane, pieuse, etc.). Elle peut parler, donc entrer avec moi dans un échange informatif ou argumentatif. Mais en masquant son visage, elle se refuse à toute possibilité d’interpréter les expressions de son visage – joie, espoir, dégoût, tendresse, indignation, etc.

Or avant d’être argumentative et délibérative, la citoyenneté démocratique est interprétative. Être citoyen d’une société démocratique, c’est s’offrir à l’interprétation des autres et attendre d’eux la réciproque. Comme l’ont bien montré de nombreux historiens, sociologues et philosophes, la démocratie est d’abord affaire d’émotions, partagées ou non. Confiance, indignation, enthousiasme, espérance, etc. suscitent une activité interprétative (des visages, des gestes, des intonations, des discours, etc.) avant d’être ensuite, éventuellement, conceptualisées et argumentées. C’est pourquoi il est si important de faire une place à la compétence interprétative dans les discussions philosophiques.

Dans une société démocratique, qu’est-ce qui distingue la transparence légitime et nécessaire de la transparence terrifiante et totalitaire que décrit Dave Eggers dans Le Cercle ? Celle-ci est principalement une visibilité des comportements : les caméras installées partout filment des actes ou des conduites susceptibles d’être dangereuses ou condamnables. En revanche, celle-là n’exige que la visibilité des visages s’offrant au déchiffrement de sens toujours multiples, ambigus, problématiques, fugitifs.

La démocratie est une « société interprétative » ouverte à la polysémie, à l’équivoque, au « conflit herméneutique », alors que les régimes autoritaires ou totalitaires sont des « sociétés conceptualisantes », qui enferment les individus dans des catégories (riches/ pauvres, intelligents/ déficients, normal/ déviant, bien-portant/ malade, etc.) dont ils ne sauraient sortir.

En définitive, le seul devoir que nous ayons envers autrui (en dehors de la morale minimaliste du « ne pas nuire »), c’est un devoir d’interprétation. La diversité des conceptions éthiques ne nous permet plus d’entretenir l’illusion d’une sagesse universelle s’imposant à tous. La seule chose que nous puissions exiger des autres, c’est qu’ils justifient leurs choix et le donnent à comprendre. Cela ne signifie pas seulement l’argumenter, mais d’abord le présenter, c’est-à-dire s’offrir à l’interprétation d’autrui. La bêtise est condamnable parce qu’elle est un refus d’entrer dans une relation herméneutique avec les autres.

On trouve déjà ce « devoir d’interprétation » dans la conversation courante. Nous ne demandons pas seulement à ceux avec qui nous conversons de communiquer ou de raisonner avec nous. Nous leur demandons d’avoir un minimum « d’esprit » ; et d’ailleurs, « avoir de l’esprit » est un éloge qui souvent fait pardonner tout le reste. Or qu’entend-on par « esprit » sinon la capacité de donner matière à réfléchir, comprendre, s’interroger sur ce qui n’est pas évident du premier coup ? Un « trait d’esprit » est une remarque sur laquelle il faut revenir, qui invite à méditer pour en apprécier le sel et la portée.

Bref, chacun a le devoir de s’offrir aux autres comme donnant à penser, ce qui implique un travail de déchiffrement, d’interprétation, d’élucidation.

Celui qui est transparent, par stupidité ou paresse, n’intéresse pas. Or la première des politesses et l’ultime forme de courtoisie, c’est d’intéresser. Le fanatique qui brandit ses certitudes peut effrayer, susciter la réprobation ou le mépris ; mais il ne nous intéresse pas vraiment, parce qu’il ne donne rien à penser. Il est comme un caillou sur le chemin : on l’évite ou on donne un coup de pied dedans, mais on ne le regarde pas.

François GALICHET, Philosopher à tout âge, Approche interprétative du philosopher, Paris, Vrin Pratiques philosophiques, 2019, pp. 79-81.

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