Si la peur est l’élément essentiel qui m’empêche de m’engager, et si elle suffit à expliquer mon inaction, elle est en effet loin d’être le seul et elle n’est pas nécessairement le plus pernicieux. Elle joue un rôle dans certaines circonstances, mais il arrive également qu’elle n’intervienne pas, ou plutôt qu’elle serve à dissimuler, puisqu’elle est excusable, des sentiments moins avouables.
Ce n’est pas uniquement, en effet, pour éviter les maltraitances physiques que nous ne nous engageons pas. D’autres craintes plus discrètes […] sont souvent à l’œuvre en sourdine pour nous dissuader de prendre des risques et nous inciter à rester tranquilles et à éviter de nous faire remarquer. Ou, si l’on préfère, pour nous dissuader de créer des bifurcations là où elles sont absentes ou ne sont pas clairement signalées.
Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Les éditions de Minuit, collection Paradoxe, 2013, p. 99.
Ainsi n’est-ce pas seulement de la peur physique qu’il nous faut nous dépendre si nous voulons rompre avec toutes les attaches intérieures qui nous entravent et nous empêchent de protester, mais de ce qui emprisonne notre pensée dans des cadres contraignants, d’autant plus oppressants qu’ils sont invisibles et ne sont pas perçus comme tels.
Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Les éditions de Minuit, collection Paradoxe, 2013, p. 111.
La présence à soi est une notion qui peut nous permettre de comprendre comment certains êtres franchissent le pas de jouer leur existence sur un geste ou l’ensemble d’une attitude. Elle me parait aller dans le sens de cette contrainte intérieure que j’évoquais plus haut, aussi bien dans le cas des héros que des Justes, qui les place dans la situation de ne pouvoir faire autrement, au point de ne même pas se demander s’ils pourraient adopter une conduite différente.
Ce dont témoigne la présence à soi, c’est que ces êtres auraient le sentiment, s’ils n’agissaient pas de cette manière, d’être dissociés d’eux-mêmes et de ressentir une souffrance insupportable. De la sorte, le conflit entre la peur – qui n’en devient pas pour autant absente – et la nécessité d’agir se résout au bénéfice de celle-ci, afin d’éviter que ne se produise en eux une déchirure intérieure trop grande.
Mais l’explication est-elle suffisante ? Mon sentiment est que la décision de s’engager – même si elle n’apparaît pas à la conscience comme une décision, mais comme une évidence non formulable – ne peut se comprendre par la seule analyse de la force intrinsèque de la personne, et qu’il importe de prendre aussi en compte la dimension de l’Autre, en entendant par là aussi bien les autres sujets présents lors du processus de décision que cette part en nous de l’Autre sous le regard de qui nous existons.
Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Les éditions de Minuit, collection Paradoxe, 2013, p. 133.