Prendre en compte des contraintes

Enseigner c’est vivre un certain nombre de contraintes matérielles. Aussi est-il important de bien avoir à l’esprit les contraintes imposées par les conditions de travail. Ces dernières peuvent se catégoriser de la manière suivante et dont voici quelques exemples :

Ces contraintes, nous ne les choisissons pas et il faut même ajouter que nous parvenons à nous en défaire non pas avec le temps, mais avec un certain machiavélisme politique. L’enseignement est ainsi fait, qui ne demande rien n’a rien. Il nous faudra donc garder à l’esprit que le début d‘année est un moment crucial pour la mise en place de nos projets car c’est le moment où nous devons nous assurer d’être à minima dans des conditions convenables. Par exemple, s’il semble compliqué de revenir sur la taille des groupes (c’est là plutôt une revendication syndicale ou qui devrait être menée par les syndicats), il l’est beaucoup moins d’attirer l’attention sur nos besoins en connexion à un écran qui affiche de l’information, voire qui permet d’aller sur internet, à partir du moment où nous envisageons de réaliser une critique des médias comme contre-pouvoir ou de faire de l’éducation philosophique aux médias. Ces contraintes, qui ne devraient normalement pas exister, se lèveront avec l’expérience ou avec une pugnacité à toute épreuve. À côté de ces contraintes subies, il existe un autre type de contraintes beaucoup plus fertile car choisie : les contraintes liées au contenu des ateliers et des séquences.

Ce qu’est un contenu

Véritable atome de toute entreprise comme la réalisation d’un atelier, la construction d’une séquence ou la réflexion via un dispositif, le contenu est un élément de base en pédagogie de la philosophie. Par contenu il faut entendre : tout objet (geste, habileté de pensée, concept, texte, etc.) sur lequel s’appuie l’apprenant ou le participant pour philosopher.

Pour exemple, le contenu des communautés de recherche philosophique de Matthew Lipman réside en un corpus de textes (corpus en tant que dispositif, le texte seul pour l’atelier), en une procédure d’élaboration et d’élection de la question qui sera traitée (lecture à voix haute et cueillette de questions) et, enfin, en une série de gestes philosophiques travaillés en amont qui seront utilisés lors d’une discussion sous l’œil aguerri d’un animateur qui est amené, à terme, à disparaître (cette fonction étant assurée par l’intégralité de la communauté).

Si je préfère le terme de contenu au terme de composant (terme utilisé par Michel Sassville pour décrire les éléments des communautés de recherche dans La pratique de philosophie avec les enfants) c’est pour souligner une caractéristique du terme contenu : la prise en compte de sa limite. En effet, si nous regardons la définition du mot contenu selon le CNRTL le contenu est “ce qui tient dans certaines limites”. Toutefois, cette définition s’applique aux objets tangibles. La définition qui concerne les objets abstraits et plus particulièrement le contenu des livres, des textes propose le contenu comme signification profonde d’un texte. Ainsi penser les éléments de notre séquence ou de notre atelier en termes de contenu, c’est déjà penser leur limite et ce qu’ils peuvent dans le contexte particulier de cette séquence ou de cet atelier.

On le remarque aisément, l’approche par contenu se distingue d’une approche qui supposerait la prédominance de l’objet en tant qu’il présente une infinité de possibilités. Plus particulièrement en philosophie, parce que les objets y sont complexes et que les questions qu’ils soulèvent peuvent être réactivées à souhait, l’objet d’une réflexion ou d’un geste philosophique semble parfois se suffire à lui-même. Ainsi, si le concept de liberté promet un nombre presque infini de traitements philosophiques, le fait de l’inscrire au tableau et d’inviter les élèves à inscrire les notions qui leur viennent spontanément à l’esprit limite de facto les possibilités. C’est en ce sens que nous pouvons, et même voulons, nous demander que peut le contenu ?

Conséquences de ce glissement sémantique

Se demander ce que peut le contenu (et non le composant ou l’élément) c’est identifier la ligne directrice (l’essentiel selon la définition du CNRTL) tout en dessinant les limites immédiates de son exploitation (ce qui tient dans certaines limites). Si cette proposition peut sembler abstraite, elle vise véritablement à rompre avec un présupposé de la pratique philosophique qui voudrait qu’une liberté de temps et de direction nous imposent d’exploiter chaque filon fertile soulevé par l’objet, la question ou son traitement. Or, ici, l’enjeu est autre. Il s’agit d’assumer quel sera le premier traitement, quelle sera l’intention première et de renvoyer à plus tard les autres. C’est d’ailleurs une phrase que j’emploie souvent dans ma pratique professionnelle : ” Le problème que tu soulèves me sembles parfaitement juste et fertile, toutefois il nous emmène trop vite trop loin, c’est pourquoi nous y reviendrons plus tard dans l’année”.

Loin d’un refus de sortir du cadre pré-établi – après tout on peut assumer comme intention pédagogique une forme de philosopher sauvage qu’on se précipite à ne surtout pas contrarier – l’idée est de ne pas sacrifier la compréhension du groupe pour satisfaire notre désir d’aller plus vite plus loin ainsi que de celui de l’apprenant en question qui nous y invite. Pour rappel, rien n’interdit à un professeur de conseiller une lecture, de proposer l’heure suivant un texte à découvrir sur son temps libre à l’élève quitte à venir en reparler. Ce genre de proposition a un double mérite : d’une part il valorise la curiosité de l’élève sans qu’elle devienne un obstacle à la compréhension générale du groupe, d’autre part, elle écarte les toursiveux qui voient dans ces questions de détours l’occasion de nous faire parler et de ne pas réaliser les exercices et autres travaux promis (souvent le fait d’avoir à « travailler » sur ces éléments donnés sur mesure fait tomber des masques). Rien interdit à professeur de digresser, mais un ensemble de digression ne fait pas un cours.

Limiter pour mieux guider

On l’aura compris, le détour par cette précision sémantique a pour enjeu premier de rompre avec la pensée magique selon laquelle “l’objet se suffit à lui-même”. De la même manière que la philosophie n’est pas à elle-même sa propre pédagogie, l’objet n’est pas l’alpha et l’oméga du philosopher. C’est pourtant un raccourci que l’on rencontre parfois quand on croise des personnes qui “cherchent un film sur tel thématique”, ou un “texte qui aborde tel problème”. A mon sens, il serait judicieux, comme le font de nombreux pédagogues, d’échanger au “sur” un “pour” qui remette au centre de l’apprentissage ce lien subtil entre un objet limité et limitant qui permet à des apprenants de s’assurer de progresser guider qu’ils sont par un professeur qui aura pris la peine de cartographier la région (ce qu’il n’empêche nullement de s’aventurer dans des recoins sombres).

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