Jusqu’où arrive l’action des schémas conceptuels ?
Voilà la question que les réalistes se posent. Et voilà où se manifeste l’opposition entre les réalistes et les post-modernistes. Ces derniers sont beaucoup plus généreux dans la liste des pans de la réalité qu’ils considèrent socialement construites, au point d’affirmer, dans les cas extrêmes, que nous n’avons jamais accès à un monde « en dehors », que celui avec qui nous sommes en contact est construit par nos schémas conceptuels.
Voilà pourquoi la distinction entre les objets sociaux et les objets naturels se révèle particulièrement cruciale. Les premiers, contrairement aux derniers, subissent constitutivement l’action de l’épistémologie. Des choses comme les mariages ou les dettes n’existent que parce qu’il y a des personnes qui savent qu’elles existent. Il y a une différence essentielle entre le fait d’être malade et de ne pas le savoir (nous ne le savons pas, mais la maladie suit son cours) et celui d’être marié et de ne pas le savoir (nous ne le savons pas et, si personne d’autre ne le sait, c’est exactement comme si nous ne l’étions pas).
Considérons donc ces deux affirmations :
(1) « Les montagnes, les lacs, les castors et les astéroïdes dépendent de nos schémas conceptuels » ;
(2) « Les billets de banque, les diplômes, les dettes, les prix et les punitions dépendent de nos schémas conceptuels. »
Il faut être téméraire pour affirmer que les montagnes et les fleuves sont tels qu’ils sont parce qu’il y a des hommes doués d’une certaine façon de sentir et qu’il y a des catégories d’un certain type. Les montagnes et leurs fleuves existent en tant que tels, indépendamment de tout. À la limite, ils sont connus par nous à travers les formes spécifiques de nos sens et de notre intellect. Maintenant, considérons les objets sociaux. Ici, c’est bien parce que nos sens et notre intellect sont faits d’une certaine manière que les mariages et les divorces, les prêts et les parties d’échecs, les dettes et les sièges au Parlement, les années de prison et les prix Nobel sont tels qu’ils sont. Voilà une thèse qui n’a rien de surprenant. Pour un castor – on peut en avoir une certitude raisonnable – les prêts et les divorces n’existent pas, alors que les montagnes et les lacs oui, et comment ! Une fois la distinction entre l’ontologie et l’épistémologie – et aussi entre les classes d’objets – reconnue, justifiée, la voie s’ouvre pour une réhabilitation de l’intuition kantienne, dans une sphère différente de celle où elle était née : en référence non plus aux objets naturels, mais aux objets sociaux. Voici l’idée de base : une thèse telle que « les intuitions sans concepts sont aveugles », difficilement applicable au monde naturel, explique très bien notre relation au monde social fait d’objets comme l’argent, les rôles, les institutions, et qui n’existent que parce que nous le croyons.
Je n’ai donc pas du tout l’intention d’affirmer qu’il n’y a pas d’interprétation dans le monde social. Bien sûr qu’il y a des interprétations et que des déconstructions sont nécessaires. Mais il ne faut pas confondre les objets naturels – comme le mont Blanc ou un ouragan, qui existent que les hommes et leurs interprétations soient là ou pas – avec les objets sociaux – comme les promesses, les paris et les mariages, qui existent seulement s’il y a des hommes pourvus de certains schémas conceptuels. Voilà la chose la plus importante pour les philosophes et les non philosophes.
Si un croyant, un agnostique et l’Indien du Mato Grosso, appartenant à une tribu restée au Néolithique – et photographiée il y a quelques années –, se trouvaient devant le suaire de Turin, ils verraient le même objet naturel ; puis le croyant croirait voir le suaire du Christ, l’agnostique un drap d’origine médiéval. Mais ils verraient le même objet physique que l’Indien, qui n’a aucune notion culturelle de notre monde. Donc, dans le monde social, ce que nous savons compte – et comment ! –, l’épistémologie est déterminante par rapport à l’ontologie : ce que nous pensons, ce que nous disons, nos interactions sont décisives, et il est décisif que ces interactions soient enregistrées et documentées. C’est pour cette raison que le monde social est rempli de documents dans les archives, dans nos tiroirs, dans nos portefeuilles, et maintenant même dans nos portables.
Maurizio FERRARIS, Manifeste du nouveau réalisme, traduction de Marie Flusin et Alessandra Robert, Paris, Hermann Éditeurs, 2014 (2012), pp. 76-78.