Marylin Maeso : Il est aussi dans le quotidien et je dirai même qu’il est d’abord dans le quotidien. Ce que j’ai remarqué, et je pense que c’est constat qu’on peut tous faire, c’est que le qualificatif d’inhumain est généralement réservé à des phénomènes assez spectaculaires. C’est-à-dire assez exceptionnels. Vous l’avez dit : les guerres, les attentats, la torture… ce genre de choses. Or, ce qui m’a intéressée c’est ce que La peste m’a aidée à comprendre et finalement à formuler. C’est le fait que ces grandes manifestations de l’inhumain ne tombent pas du ciel. Je me souviens d’avoir lu quand j’étais en prépa un livre de l’historien Jacques Semelin qui s’intitule Purifier et détruire où il explique comment chacun des grands génocides de l’histoire a été précédé par une préparation idéologique de la population. Ce qui veut dire que, avant de se mettre à massacrer des millions de personnes, on prépare à travers les mots, à travers les discours qu’on martelait à la radio, qu’on placardait via des affiches sur les murs, on prépare la population à normaliser une situation qui auparavant pourrait paraitre anormale.
C’est ce que l’on trouve dans La peste d’ailleurs lorsque. Dès les premières lignes du roman, le narrateur explique que les oranais, ce qui les caractérise finalement, ce n’est rien. C’est-à-dire que comme n’importe lequel d’entre nous, à Oran on s’ennuie et on s’attache à prendre des habitudes. Et cette notion d’habitude est centrale parce que l’habitude c’est à la fois ce qui est confortable, ce qui est rassurant, ce qui nous aide à vivre parce qu’on a besoin des habitudes et des repères. Et en même temps, c’est ce qui peut nous amener à nous endormir. Quelque chose qui, au départ, va être remarqué par nous peut nous choquer. Si on le voit de manière répétitive, finalement c’est légitimé par un discours officiel dans les médias, on finit par s’y habituer et donc ne plus voir son potentiel délétère.
Interviewer : Donc l’inhumain est en chacun d’entre nous.
Marylin Maeso : Oui, c’est exactement la remarque que fait Tarrou de manière imagée dans La peste en disant : « Tout le monde la porte en soi la peste parce que personne au monde n’est indemne et il faut se surveiller pour ne pas dans une minute d’inattention la respirer dans la figure de l’autre et lui coller l’infection. »
Ce qu’il entend par là, ça ne veut pas dire que nous sommes tous à égalité des inhumains ou des personnes capables d’inhumain en un clin d’œil. Ça veut dire que l’inhumain ça n’est pas, contrairement à ce que le mot peut suggérer, une réalité qui est extérieure à l’humain et qui serait réservée à ceux qu’on appelle communément les monstres. Par exemple, l’image du nazi, si vous voulez, l’image qu’on s’en fait c’est l’individu qui n’est pas normal, qui n’est pas un homme comme les autres. L’avantage de ce genre de représentations, c’est de s’imaginer que, nous, nous sommes à l’abri de ce genre de dérives. À partir du moment où, par exemple, vous adoptez l’optique d’Hannah Arendt dans son livre Eichmann à Jérusalem où elle essaye de montrer que non, l’ensemble des nazis n’était pas des monstres et des génies du mal, des être qui étaient anormaux par rapport aux autres. C’était, au contraire, monsieur tout le monde, le petit fonctionnaire, le voisin, les gens qu’on côtoie au quotidien.
Marylin MAESO interview France inter du 8/10/2021 consulté le 12/10/2021. Retranscription et aménagements du passage à l’écrit JD Oste.