La question d’une nouvelle tyrannie rendue possible par le système technicien est d’autant plus aigüe que notre conception de la liberté a évolué au cours du temps. Et avec cette évolution du concept de liberté les relations que la démocratie entretient avec la norme se sont aussi transformées.

Au début du XIXe siècle, Benjamin Constant a donné une description de cette distinction entre, d’une part, la liberté des Anciens, qui se manifeste dans « la participation active au pouvoir collectif » des affaires de la cité antique, notamment chez les anciens Grecs, et, d’autre part, l’idéal de liberté individuelle qui caractérise la liberté des Modernes. À la suite des philosophes des Lumières, Benjamin Constant pose l’individu comme autonome, souverain, se donnant sa propre loi, jouissant des garanties de liberté d’action, de conviction, d’expression et d’intégrité physique. Alors que chez les Anciens, la liberté est le partage du pouvoir social entre tous les citoyens égaux d’une même citée, chez les Modernes la liberté est la sécurité des jouissances privées, c’est-à-dire une liberté de « copropriétaires » de la nation. Benjamin Constant pressent le sombre pronostic de cette liberté des Modernes qui tendent à perdre foi dans les institutions politiques : « Les affections domestiques remplacent les grands intérêts publics. » L’affaiblissement moral qui s’ensuit frappe toutes les sphères de la vie, l’amour comme la religion ou la politique, et conduit à l’extrême solitude de l’homme moderne. Si la liberté est politique chez les Modernes, elle l’est au titre de la vie privée. Cette liberté permet d’exercer les « vertus domestiques » de chacun au risque de conduire à une « société d’individus » isolés. Cette solitude pourrait être du pain béni pour les ambitions d’un tyran. Comme Benjamin Constant l’écrit : « Quand chacun est son propre centre, tous sont isolés. » Dans une telle société individualiste, l’égalité se réduit aux droits politiques de l’espace domestique, c’est-à-dire de ce qui concerne l’économie de la famille et de la maison.

Roland GORI, La fabrique des imposteurs, Paris, Les liens qui libèrent, 2013, pp. 157-158.

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