Ce sont eux, les premiers visés par ces politiques de modernisation de l’État qui, par exemple, suppriment les guichets physiques et les formulaires papier pour des services sociaux qui bénéficient à des individus également qualifiés d’illettrés numériques. Rien qu’en France, ils sont 11 millions à être dans ce cas, alors même que le plan de modernisation CAP 2022 prévoit une dématérialisation des services publics à 100% à l’horizon 2022. À l’heure où apprendre à coder à l’école est devenu la nouvelle obsession des classes moyennes et supérieures, préoccupées par le devenir professionnel de leurs bambins, cette question est plus ou moins passée sous silence.
Dans le livre blanc « Contre l’illectronisme » – nom moins infâmant que celui d’illetrisme –, publié en juin 2019 par le Syndicat de la presse sociale, le constat est plutôt sombre. En effet, une caractéristique centrale du numérique est qu’« aucune apprentissage n’y est définitif. Les mises à jour, les nouveautés technologiques, les nouvelles applications sont souvent déstabilisantes. C’est une remise en cause permanente de ses savoir-faire qui est nécessaire, et qui mobilise une plasticité et une souplesse constantes. » Il faut être un véritable individu-anguille, à l’instar des classes créatives ou moyennes, amenées, par vertu ou par nécessité, à s’adapter à un espace qui n’obéit pas aux mêmes lois que notre monde. Aucun apprentissage « traditionnel », de haut en bas, n’est à même de permettre le rattrapage de ces populations concernées par « l’illectronisme », dont la condition sociale, territoriale et l’âge sont d’autant de facteurs primaires de fragilité.
Diana FILIPPOVA, Technopouvoir, Dépolitiser pour mieux régner, Paris, Les liens qui libèrent, 2019, p. 235.