Ou, si l’on prend le cas extrême du Red Riding Hood, il est d’un intérêt tout à fait secondaire que les versions révisées de l’histoire, dans lesquelles la fillette est sauvée par des bûcherons, soient directement dérivées du conte de Perrault, dans lequel elle est mangée par le loup. Le fait réellement important est que la version postérieure a une fin heureuse (plus ou moins et pour peu que l’on ne s’afflige pas trop sur la grand-mère), alors que celle de Perrault ne l’avait pas. Et c’est là une différence très profonde sur laquelle je reviendrai.
Je ne nie pas, bien sûr, car je la sens fortement, la fascination qu’exerce le désir de démêler l’histoire aux nœuds compliqués et les ramifications de l’Arbre des Contes. Il est en rapport étroit avec l’étude des philologues de l’écheveau embrouillé du Langage, dont je connais quelques petits bouts. Mais, même eu égard au langage, il me semble que la qualité et les aptitudes d’un langage donné dans un monument vivant sont en même temps plus importantes à saisir et beaucoup plus difficiles à expliquer que son histoire linéaire. De même pour les contes de fées, je trouve qu’il est plus intéressant et aussi plus difficile en quelque sorte de considérer ce qu’ils sont devenus pour nous et quelles valeurs ont produites en eux les longs processus alchimiques du temps. Je dirais selon les mots de Dasent : « Nous devons nous contenter de la soupe qui est posée devant nous et ne pas désirer voir les os du bœuf qui ont servi à sa confection. » Encore qu’assez curieusement Dasent entendît par « soupe » un fatras de fausse préhistoire fondé sur les premières conjectures de la philologie comparée ; et par « désir de voir les os » il entendît une exigence de voir les cheminements et les preuves conduisant à ces théories. Par « soupe », j’entends l’histoire telle qu’elle est présentée par son auteur ou narrateur et par « os » ses sources ou matériaux – même quand une chance bien rare permet de les découvrir avec certitude. Mais je n’interdis pas la critique de la soupe en tant que soupe.
John Roland Reuel TOLKIEN, Faërie et autres textes, Faërie, trad. D. Hedayat, F. Ledoux, C. Leroy et E. Riot, Paris, édition Christian Bourgeois, Pocket, 2003, pp. 73-75.