En fait, c’est dans son incertitude même que réside largement la valeur de la philosophie. Celui qui ne s’y est pas frotté traverse l’existence comme un prisonnier : prisonnier des préjugés du sens commun, des croyances de son pays ou de son temps, de convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Tout dans le monde lui paraît aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas autrement, tant son horizon est limité ; les objets ordinaires ne le questionnent pas, les possibilités peu familières sont refusées avec mépris. Mais […] à peine commençons-nous à philosopher que même les choses de tous les jours nous mettent sur la piste de problèmes qui restent finalement sans réponse. Sans doute la philosophie ne nous apprend-elle pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu’elle fait surgir : mais elle suggère des possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en la libérant de la tyrannie de l’habitude. Elle amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses; mais elle augmente notre connaissance de ce qu’elles pourraient être; elle détruit le dogmatisme arrogant de ceux qui n’ont jamais traversé le doute libérateur, et elle maintient vivante notre faculté d’émerveillement en nous montrant les choses familières sous un jour inattendu.
Mais à côté de cette fonction d’ouverture au possible, la philosophie tire sa valeur – et peut-être est-ce là sa valeur la plus haute – de la grandeur des objets qu’elle contemple, et de la libération à l’égard de la sphère étroite des buts individuels que cette contemplation induit. La vie de l’homme naturel est bornée par l’horizon de ses intérêts privés : sa famille, ses amis peuvent y être compris, mais le monde extérieur n’y est perçu que comme une aide ou un obstacle au cercle étroit de ses désirs.
Bertrand RUSSELL. Problèmes de philosophie, traduction François Rivenc, Paris, Payot, 1912, pp. 180-181.