Au fond, nul ne sait vraiment ni quand ni comment un enfant devient véritablement responsable de ses actes. À vrai dire, nul ne sait non plus jamais vraiment si l’on doit faire endosser à un adulte la responsabilité de tout ce qu’il fait : car il est toujours possible – et nous ne manquons pas de le faire quotidiennement –, de reconstruire a posteriori une chaîne causale et de faire apparaître la moindre de nos actions comme la conséquence d’un faisceau d’influences et de déterminations dans lequel il n’y a guère de place pour la volonté d’un sujet ou dans l’expression d’une hypothétique liberté. Tant que l’on s’en tient à une démarche descriptive, la liberté et la responsabilité sont méthodologiquement niées : il y a toujours des explications « mécaniques » possibles, il y a même toujours un trop-plein d’explications offertes à ceux qui cherchent obstinément une réponse à la question « pourquoi ? » et peuvent aller la trouver dans l’histoire affective ou sociale de la personne, quand ce n’est pas dans son héritage biologique.
Seule, alors, subsiste l’hypothèse – « pure éventualité », comme dit Emmanuel Lévinas, mais exigence essentielle – d’une « nonlonté », selon l’expression du philosophe Renouvier : une volonté de suspendre l’influence des déterminations extérieures et jusqu’à celles qui s’imposent le plus à moi, précisément comme des « évidences » ou des forces auxquelles je ne crois pouvoir résister. C’est là la grande leçon de Descartes qu’il a lui-même mis en œuvre avec le « doute méthodique » et dont il s’est longuement expliqué dans Les méditations métaphysiques ainsi que dans ses lettres : dans la situation où mes choix me paraissent le plus clairement déterminés et semblent s’imposer à moi de manière inéluctable, il me reste toujours – il doit me rester, plus exactement, pour que de l’humain advienne dans le monde des choses – la possibilité de dire NON, de résister, de suspendre mon jugement ou de décider de faire autrement. Et, même si je n’use pas de cette possibilité qui m’est offerte, même si je me laisse aller à mes penchants ou à mon inclination, même si je fais ce que mon caractère ou mon entourage m’invitent à faire… le fait que j’aurais pu ne pas le faire confère à mon acte la portée d’un geste libre.
Philippe MEIRIEU, Frankenstein pédagogue, Paris, ESF éditeurs, 2017 (1996), pp. 104-105.