Dans une société sans État telle que l’imaginent les libertariens, des contrats librement conclus entre individus égaux devant la loi et rémunérés selon le marché assureront l’atteinte de l’idéal visé. Soulignons pour finir que les anarcho-capitalistes, qui sont des abolitionnistes de l’État, se distinguent des « minarchistes », c’est-à-dire des partisans d’un État réduit à des fonctions régaliennes minimales, telles que l’armée, la police et la justice, c’est-à-dire ce qui est strictement nécessaire pour assurer la sécurité des personnes et des biens.
Les anarcho-capitalistes soutiennent que leur position est authentiquement anarchiste puisqu’elle est anti-étatiste ; ils ajoutent enfin que ce qui les distingue des anarchistes classiques (ou « de gauche ») est surtout qu’ils pensent que l’égalitarisme est un leurre : ne concevant pas d’autres égalité possible que l’égalité de droit, les anarcho-capitalistes assurent donc que les inégalités de fait entre individus s’exprimeront immanquablement dans une société libre.
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Ces derniers commettent d’abord un paralogisme, c’est-à-dire une grossière erreur de raisonnement, qui consiste ici à prendre la partie pour le tout. Ayant correctement identifié l’anti-étatisme comme composante de l’anarchisme, ils en font tout l’anarchisme et concluent que, puisque leur position est également anti-étatique, elle est donc une position anarchiste.
L’anti-étatisme anarchiste est dérivé d’une position plus fondamentale : le refus de toute autorité illégitime. Forts de ce point de départ, les anarchistes, avec une constance remarquable et qui ne souffre aucune exception, ont combattu le capitalisme et l’économie de marché, y compris les anarchistes individualistes que les anarcho-capitalistes citent volontiers comme prétendus précurseurs. C’est qu’un anti-autoritariste conséquent ne peut pas plus souscrire à la conception de la propriété que défend le capitalisme qu’il ne peut souhaiter une économie de marché : il ne peut qu’être révulsé par la place qu’y occupent l’usure ou le capital, par ces lieux de travail où prospère notamment l’esclavage salarial. Toutes choses contre lesquelles les anarcho-capitalistes ne soulèvent aucune objection.
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La conception de la liberté que promeut l’anarcho-capitalisme est une pièce maîtresse de son argumentation. Or, celle-ci est également on ne peut plus éloignée des positions anarchistes. La liberté des anarcho-capitalistes est la liberté individuelle qui consiste dans le fait de n’être pas entravé. C’est la liberté négative conçue d’une manière purement individuelle et garantie par un système de protection que certains veulent privé tandis que d’autres reconnaissent qu’un État sera nécessaire à son maintien. Or cette liberté, qui ignore tout des circonstances de son exercice, est d’une confondante pauvreté. Le salarié contraint de se vendre y est présumé libre. La liberté des anarcho-capitalistes est celle du renard libre dans le poulailler libre; c’est celle de ces villes grillagées derrière lesquelles se réfugient les plus riches citoyens américains pour échapper au chaos qu’ils ont créé; c’est la liberté qui s’accroît avec l’esclavage d’autrui.
Normand BAILLARGEON, L’ordre moins le pouvoir, Histoire et actualité de l’anarchisme, Marseille, Agone, 2008 (2001), pp. 184-189.