Une des richesses les plus fragiles de l’identité, personnelle ou collective, et les plus précieuses aussi, est que, d’évidence, elle se développe et se renforce de manière continue – nulle part on ne rencontre de fixité identitaire –, mais aussi qu’elle ne saurait s’établir ni se rassurer à partir de règles, d’édits, de lois qui en fonderaient d’autorité la nature ou qui garantiraient par force de pérennité de celle-ci. Le principe d’identité se réalise ou se déréalise parfois dans des phases de régression (perte d’un sentiment collectif de supériorité) dont les diverses « guérisons » ne relèveraient pas, elles non plus, de décisions préparées et arrêtées, puis mécaniquement appliquées.

Essayons d’approcher cette multiplicité complexe, jamais donnée comme un tout, ni d’un seul coup, que nous appelons identité. Un peuple ou individu peuvent être attentifs au mouvement de leur identité, mais ne peuvent en décider par avance, au moyen de préceptes et de postulats. On ne saurait gérer un ministère de l’Identité. Sinon la vie de la collectivité deviendrait une mécanique, son avenir aseptisé, rendu infertile par des régies fixes, comme dans une expérience de laboratoire. C’est que l’identité est d’abord un être-dans-le-monde, ainsi que disent les philosophes, un risque avant tout, qu’il faut courir, et qu’elle fournit ainsi au rapport avec l’autre et avec ce monde, en même temps qu’elle résulte de ce rapport. Une telle ambivalence nourrit à la fois la liberté d’entreprendre et, plus avant, l’audace de changer.

Identité nationale

En Occident et d’abord en Europe, les collectivités se sont constituées en nations, dont la double fonction fut d’exulter ce qu’on appelait les valeurs de la communauté, de les défendre contre toute agression extérieure et, si possible, de les exporter dans le monde. La nation devient alors un État-nation, dont le modèle peu à peu s’impose et définit la nature fondamentale des rapports entre peuples dans le monde moderne. La communauté qui vit en État-nation sait pourquoi elle le fait, sans jamais pouvoir le figurer par postulats et théorèmes ; c’est la raison pour laquelle elle exprime cela par des symboles (les fameuses valeurs), auxquelles elle prétend attribuer une dimension d’« universel ». Une telle organisation est au principe des conquêtes coloniales, la nation colonisatrice impose ses valeurs et se réclame d’une identité préservée de toute atteinte extérieure et que nous appellerons une identité racine unique. Même si toute colonisation est d’abord exploitation économique, aucune ne peut se passer de cette survalorisation identitaire qui justifie l’exploitation. L’« identité racine unique » a donc toujours besoin de se rassurer en se définissant, ou du moins en essayant de le faire. Mais ce modèle s’est aussi trouvé, sinon à l’origine, du moins à la mise en œuvre des luttes : c’est dans la revendication d’une identité nationale, héritée de l’exemple du colonisateur, que les communautés dominées ont trouvé la force de résister. Le schème de l’État-nation s’est ainsi multiplié dans le monde. Il n’en est résulté que des désastres.

Édouard GLISSANT, Patrick CHAMOISEAU, Manifestes, Paris, éditions de l’institut du Tout-monde, 2021, pp. 53-54.

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