Évaluer
Qu’elle soit considérée comme une obligation administrative ou comme un moment de l’apprentissage à part entière, l’évaluation suppose une ingénierie plus subtile qu’il n’y parait… et d’autant plus en philosophie.
Le problème de l’évaluation en philosophie, c’est qu’elle suppose toujours une largesse dans les réponses, du moins en théorie. Contrairement à d’autres cours où les réponses peuvent être évaluées de manière binaire, la réponse en philosophie s’évalue souvent selon l’idée qu’il faut chercher le faisceau d’indices de correspondance. Autrement dit, en corrigeant un travail en philosophie, on peut être strict sur la clarté et la précision, mais on peut difficilement imposer une réponse unique en tant que correcteur. De ce fait, le bénéfice du doute est toujours bénéfique à l’apprenant.
Pour éviter de trop longues corrections (dont la longueur tient aux hésitations du correcteur sur le caractère adéquat de la correction), je vais proposer trois “champs” de l’évaluation en philosophie qui permettent d’éviter de très longues corrections ou de ne se retrouver face à l’impression d’être arbitraire… Mais avant d’y venir, il me faut faire quelques remarques préliminaires.
Premièrement, il faut distinguer l’évaluation de la notation ou de la cotation. Beaucoup de professeurs font la confusion et, au nom d’un refus ou d’une interrogation légitime sur la cotation, décident qu’ils n’ont pas à évaluer. Pour éviter une telle confusion, il convient de mettre en avant une distinction fondamentale.
La cotation est un résultat annoncé de manière institutionnelle qui marque une adéquation (ou non) avec un niveau attendu par l’élève en fonction de son âge, de son cursus, de ses particularités etc. L’évaluation, quant à elle, est un moment d’objectivation et d’observation des conséquences et des enjeux de l’apprentissage en tant que tel. En ce sens, l’évaluation est une forme de médiation à disposition du professeur entre l’élève et lui-même, entre l’élève apprenant et celui maîtrisant (remarquons la voix active ici qui ne détermine pas nécessairement le caractère arrêté de la maîtrise). La confusion tient, à mon avis, à cette tendance qui consiste à réduire ce dispositif de médiation (évaluation) à la valeur institutionnelle que l’on attribue aux observations que l’on peut en tirer (cotation).
Pour être plus précis, s’il parait “normal” que l’évaluation permette une valorisation des éléments observés au travers de la médiation qu’elle propose, la valeur attribuée de manière institutionnelle (le plus souvent quantitative) n’est pas nécessairement le reflet d’une valeur qualitative dont le processus d’évaluation a permis la révélation. Ainsi, il est tout à fait légitime d’être mal à l’aise en regard de cette difficulté à transformer du qualitatif en quantitatif au sein d’un groupe de professeurs qui opèrent les mêmes transformations et dont une cote est considérée comme le minimum de la réussite. C’est là un aspect de la liberté pédagogique des cours qui échappent à un contrôle externe.
Toutefois, il ne faudrait pas que ce “malaise” ne devienne le prétexte à une démission de l’obligation d’évaluation qui incombe au professeur. Si l’on peut comprendre qu’un professeur considère en termes de cotations que la réussite institutionnelle est obtenue grâce à son dispositif en classe, il semblerait en revanche bien étrange qu’il se refuse à évaluer. Et ce pour la simple et bonne raison qu’il fait partie de sa mission et de son rôle d’enseignant, non pas d’évaluer des personnes, mais de mettre à disposition ou d’incarner lui-même un dispositif de révélation de l’état de la réflexion des apprenants. Car en tant qu’apprenant, l’élève doit pouvoir se référer, c’est-à-dire sortir de lui-même, pour pouvoir s’observer. C’est là tout le sens de cette médiation.
Évaluer c’est donc organiser les possibilités pour l’élève de se confronter à un objet qui va lui demander d’objectiver son apprentissage. Par objectiver, nous entendons donner à voir et rendre disponible à soi-même comme à autrui. Ainsi, même dans les cas d’auto-évaluation, il ne suffit pas d’observer pour évaluer, il faut des éléments supplémentaires, des références. Lorsque l’on apprend à s’auto-évaluer, on apprend en premier à sortir du piège qui consiste à “garder pour soi”, “dans sa tête”. L’auto-évaluation comme l’évaluation ne se résume pas à un constat d’observation.
Deuxièmement, savoir ce qu’on évalue est fondamental. Faute de temps, à cause des aléas de la vie de l’école, on peut se trouver à devoir évaluer plus tôt que prévu… C’est généralement dans ces situations que le professeur finit par évaluer ce qu’il n’a pas travaillé ou, pire, finit par évaluer des compétences qui ne sont pas à proprement parler philosophiques car davantage transversales que disciplinaires. C’est le fameux petit questionnaire de compréhension (pour s’assurer de l’attention de tout le monde) sur un film à portée philosophique qui se contente d’une collecte d’informations et d’un pseudo-avis argumenté où n’apparaîtront aucune problématisation, conceptualisation ou même reformulation de questionnements amenés par le film. Il ne s’agit pas ici de fustiger ce type d’évaluation, mais simplement d’en montrer les dérives et surtout l’incapacité à répondre à la question fondamentale : Qu’est-ce que l’action en classe a permis de faire qui peut être visible dans une production médiatisante ? Sans autre dispositif que le simple fait de le regarder, le questionnaire de compréhension évalue (ou plutôt cote) le travail d’attention, de maîtrise de niveau de la langue et de culture générale qui peuvent être complètement étrangers au cours. S’il est décevant de voir la cotation comme seul horizon de motivation de certains élèves, il l’est tout autant de voir cet horizon s’imposer au professeur et corrompre son évaluation. Raison pour laquelle toute évaluation doit être au moins pensée, imaginée en amont… son champ doit être défini.
La triple concordance
La triple concordance désigne le fait qu’une séquence doit être pensée en amont pour y voir une adéquation entre les objectifs poursuivis par cette séquence, la méthode pour y parvenir et la manière d’évaluer la maîtrise ou non de l’apprentissage visé. Penser à la triple concordance, c’est donc anticiper les différents aspects de sa séquence ce qui implique de ne pouvoir “naviguer à vue”.

Comme indiqué dans le schéma ci-dessus, l’impératif de triple concordance a pour visée de s’assurer une adéquation entre ce qui est fait, ce qui est visé et ce qui sera évalué. Garder cette triple concordance en tête semble nécessaire pour s’assurer que les difficultés rencontrées par l’élève sont bien identifiées et dépendent bien de l’apprentissage que nous avons proposé.
Pour exemple, si je veux évaluer la compréhension de la distinction entre le concept de légitimité et de légalité, demander un avis argumenté sur une situation où aucun caractère légal n’apparait ne permet pas de vérifier la compréhension de cette distinction. Un élève en difficulté en argumentation pourrait alors se voir attribuer une mauvaise compréhension de la distinction entre légalité et légitimité alors que, dans les faits, il la maîtrise peut-être mieux qu’un autre qui “aurait de bons points” car il est habitué à donner son avis de manière assez qualitative du point de vue littéraire.
On sera dès lors particulièrement attentif aux questionnaires de compréhension à la suite d’un film ou d’un reportage en veillant à ce qu’ils comportent des éléments autres que la simple prise d’information – qui est certes une compétence transversale, mais qui n’a peut-être pas été travaillée en classe, voire dans les autres cours.
Une difficulté de taille
Ce qui vient d’être rappelé sur la triple concordance semble assez évident, il est toutefois à remarquer que le cadre de la philosophie ne permet pas toujours de s’assurer de cet alignement entre méthode, évaluation et objectifs. Sans investiguer plus que de raison, on peut voir dans la pratique philosophique une pratique réflexive plutôt liée à l’enquête (c’est-à-dire où une série de questions vont être traitées et vont amener elles-mêmes d’autres questions). En corollaire de cette “indétermination toujours réactualisable” – on peut se poser des questions en philosophie sur des sujets traités depuis la nuit des temps – nous trouvons alors une sorte d’opacité dans les liens entre méthode et objectifs.
L’approche française à ce titre est assez éclairante en ce qu’elle finit par donner au bac philo un aspect formel avec un cahier des charges, des trucs et astuces, mais surtout des erreurs à éviter pour “ne pas froisser le correcteur”… On semble bien loin de l’objectif d’une pensée critique et fertile à mi-chemin entre l’observation pleine de l’humilité des sagesses passées et l’ambition d’une appropriation qui revendique le fait d’avoir son mot à dire pour peu que ce soit dans les formes et en évitant les impasses où tombent n’importe quel débutant.
Si, comme on l’entend parfois, la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie, on pourrait penser qu’il n’y a pas de véritables méthodes pour apprendre à philosopher. Et s’il n’y a pas de méthodes, il n’y a pas d’objectifs que l’on peut s’assurer de remplir… et donc on finit par se dire qu’on évalue des individus plutôt que de guetter des indices qui marquent la présence d’une pensée en construction et qui se base sur des solides fondations. C’est là toute la difficulté du cours : évaluer des habiletés qui par définition ne seront pas forcément maîtrisées, qui ne pourront l’être totalement vu le peu d’heures de cours dispensées. Si cette difficulté est majeure en philosophie, il semble pourtant qu’elle puisse être dépassée.
Une solution : estimer adéquatement le niveau de correspondance demandé – le champ
Comme tout enseignement, celui de la philosophie peut se concevoir de manière graduelle. Cette construction, à l’opposée d’une vision d’un enseignement total de la philosophie, suppose non seulement la possibilité mais aussi la nécessité de recourir à une forme d’agencement des apprentissages qu’ils soient liés à des contenus ou à des aptitudes.
Pour être précis, l’idée est d’intégrer un calque supplémentaire à la triple concordance qui prenne en compte le degré de correspondance au “réel” attendu par la séquence comme par l’évaluation. L’idée est donc de déterminer à l’avance l’intensité de la correspondance entre la pensée (le contenu comme les habiletés) et l’objet produit ou à produire. Partant de l’adéquation simple (adéquation à des éléments vus en classe, à des informations prises dans des textes) pour aller jusqu’à la production autonome (qui suppose une cohérence de la pensée, c’est-à-dire une adéquation au réel, aux idées des autres en tant qu’elles sont utilisées et à la pensée elle-même pendant qu’elle se construit), le degré de correspondance visé par les gestes développés sous-tend la manière avec laquelle nous allons évaluer. Pour reprendre mon exemple, évaluer la compréhension d’une distinction (qui se fait généralement sur le registre de la pertinence) à travers un avis argumenté sur une situation (qui demande une construction complexe où des aspects “originaux” doivent être apportés) comporte le risque d’un décalage entre le cadre de correspondance travaillé en classe et celui travaillé lors de l’évaluation.
Pour s’en faire une idée générale, cette graduation de l’évaluation peut être schématisée de la manière suivante :

Nous arrivons au terme de cette brève introduction aux bases du cours de philosophie et citoyenneté dans le secondaire. Espérant que vous y voyez un peu plus clair, je vous invite dès lors à parcourir le site selon votre envie ou vos besoins.