L’État libéral
La conception libérale du pouvoir attribue bien à l’État la tâche d’assurer l’ordre public, mais elle ne lui reconnaît pas le droit d’intervenir dans le jeu des intérêts particuliers comme condition de son maintien. C’est que la société n’y est pas perçue comme une somme d’intérêts conflictuels, mais comme une somme d’intérêts qui concourent selon J. Bentham, à la prospérité générale pourvu que l’État laisse à chacun la liberté de les faire valoir. L’État dans cette perspective n’a pas pour fonction de transcender la société, il n’est que l’expression de la volonté de sauvegarder par la puissance qu’il incarne, les droits que les individus ne pourraient garantir par eux-mêmes. Ainsi, l’État n’est-il pas constitutif mais régulateur de leurs libertés qui résident moins dans l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite, que dans la possibilité de faire tout ce qu’elle n’interdit pas.
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L’idée que l’on retrouve ici est que l’État n’est pas institué pour faire le bonheur des individus. Parce qu’elle est le lieu de la passion et de l’irrationnel la politique ne peut, pas plus que la morale, réaliser l’harmonie sociale que seul le jeu des intérêts personnels serait à même de promouvoir. Comme le dit Adam Smith : « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur attachement à leurs propres intérêts : nous nous adressons, non pas à leur humanité, mais à leur amour pour eux-mêmes, et jamais nous ne leur parlons de nos besoins, mais toujours de leurs avantages ». Chacun travaillant ainsi à son intérêt personnel, une sorte de « main invisible » harmonise les intérêts des uns et des autres et contribue ainsi à la prospérité générale.
Alain LAGARDE, L’État, Le pouvoir, la violence, la société, Paris, Ellipses éditions Marketing, 2018, pp. 21-22.
L’État-providence
S’il en est ainsi, l’état de droit prend avec l’état-Providence une signification toute nouvelle. Dans la version libérale de l’état, la liberté préexiste au lien social, ou si on préfère, elle est un attribut constitutif de l’homme que l’état se borne à garantir. Dans l’état-providence, les individus n’ont pas seulement à défendre leurs droits contre l’arbitraire, ils doivent encore reconnaître tout ce qu’ils doivent à ceux qui en rendent l’exercice possible. Si nous pouvons nous déplacer librement, c’est parce que des milliers d’individus contribuent à l’entretien des voies de communication ; si nous recevons notre courrier régulièrement, si un simple geste nous permet d’y voir la nuit, c’est que nous dépendons en permanence du travail d’autrui. Dès lors il faut comprendre que la jouissance de nos droits comme l’exercice de nos libertés engendrent une créance sociale en ce qu’ils résultent d’une action collective, qui pour ne pas être concertée, n’en produit pas moins un patrimoine commun dont nous sommes les bénéficiaires. Il serait par conséquent aussi superficiel qu’erroné de voir dans la société une somme d’individus farouchement indépendants les uns des autres ; dans la réalité il n’en est rien ; la société se présente en fait comme un système de solidarité complexes ou chacun n’existe que par l’action d’autrui. L’état en est conscient si les individus ne le sont pas ; c’est pourquoi l’équité lui fait un devoir de satisfaire les aspirations des plus défavorisés si ceux qui le sont moins oublient ce qu’ils leur doivent. Aussi les droits sociaux, qu’il s’agisse du droit à la sécurité sociale ou à un minimum de ressource ne sont-ils pas les effets de la charité, mais l’effet de cette dette sociale tant il est vrai que la liberté ne s’arrête pas seulement là où commence celle des autres, mais que sa condition même passe par l’existence d’autrui.
Alain LAGARDE, L’état, Le pouvoir, la violence, la société, Paris, Ellipses éditions Marketing, 2018, pp. 25-26.
L’État totalitaire
L’idée d’une société totalitaire se comprendrait alors par le désir d’extirper du corps social tous les facteurs de différenciations susceptibles de faire obstacle à l’avènement d’une communauté parfaitement transparente.
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C’est cette identité qui par ailleurs justifie l’abolition des frontières qui dans un état de droit protège la vie privée de la vie publique. A terme il n’est plus un aspect de la société civile qui puisse échapper à l’emprise de l’état. Il pénètre à l’intérieur des familles ou des entreprises, contrôle ce qui demeure de la vie intellectuelle ou religieuse sans oublier les associations sportives ou culturelles. Mais non content de contrôler la vie publique comme la vie privée, il en devient également l’animateur ; gestionnaire, il ne se prend pas seulement à assurer la prospérité, il se charge encore de l’orienter et de la répartir ; s’il dirige le travail, il ne manque pas d’organiser les loisirs ; et quand il instruit l’enfant c’est toujours dans la perspective d’éduquer l’homme qu’il deviendra, décidant de ces goûts et de la rectitude de ses désirs. Totalitaire, il l’est jusqu’à descendre dabs le secret des consciences pour en juger les intentions comme les omissions. En un mot, il n’encadre pas la société, il se substitue à elle dans le but de la réaliser pleinement.
Alain LAGARDE, L’état, Le pouvoir, la violence, la société, Paris, Ellipses éditions Marketing, 2018, pp. 26-27.