En proie au silence

Avec sa deuxième place mondiale en termes de lecture de mangas derrière le Japon, la France offre à la francophonie un catalogue assez impressionnant de traductions des œuvres culturelles du pays du soleil levant. Le phénomène est tel qu’aujourd’hui, en ce qui concerne le 9e art, c’est le manga qui remporte la plus grande part de marché. Et qui dit grande offre dit à la fois titres mainstreams et autres œuvres plus intimes… comme En proie au silence de Akane Torikai.

Autant le dire tout de suite, ce manga est une œuvre dure et sans concession sur les rapports homme-femme et l’asymétrie criante qui existe entre les deux.

Nous y suivons Misuzu jeune enseignante taciturne dont la vie a basculé le jour où le fiancé de sa meilleure amie l’a violée. Depuis, par un étrange jeu de chantage dont on ne saisit pas bien les aspects au début de la narration, Hayafuji rend fréquemment visite à la jeune femme afin d’en obtenir des faveurs sexuelles. Contrainte au silence de peur de ne briser le rêve de sa meilleure amie, Misuzu mène une existence d’apparente coquille vide, dévastée par ce monde où sa condition la rend susceptible d’être maltraitée de manière arbitraire. La rencontre, qui se transformera en relation, avec un de ses élèves, lui aussi abusé sexuellement mais d’une autre manière, sera l’occasion pour Misuzu de se reconstruire en même temps que son interrogation sur ce monde impitoyable, son plaisir coupable et ce qu’il lui est permis d’espérer rythmeront ses pensées.

Ce qui frappe le plus dans l’ouvrage de la mangaka, c’est le traitement tout en nuances des affects et des interactions des personnages. Cette manière particulière de raconter et de montrer les jeux de dupes, la pression de la société japonaise sur les femmes et, de là, la forme de soumission volontaire des femmes dans leur représentation de la vie amoureuse qui est également renforcée par le discours ambiant des autres, crée une sorte de malaise fascinant loin d’une complaisante perversité à voir souffrir. Quant au personnage d’Hayafuji, l’auteure propose un homme dont la misogynie s’inscrit dans une colère face à la faiblesse des femmes qu’il exploite rendant le personnage, déjà détestable, complètement insupportable. Une colère dont la violence grandit à mesure qu’on ne lui résiste pas. Un traitement de prédateur sexuel qui ne vire jamais à la caricature grâce au double-jeu qu’il joue de fiancé “modèle” auprès de sa naïve petite amie. Un véritable connard en somme, mais un connard qu’on imagine très bien pouvoir rencontrer dans la vie de tous les jours.

Si elle est à contextualiser dans la société japonaise, l’œuvre d’Akane Torikai propose à travers ses protagonistes et son cadre un large panel de traitement de la question de la différence homme-femme, du rapport au corps, des impératifs d’une société où les rôles semblent figés malgré d’apparentes tentatives de rompre avec ce modèle. Une œuvre unique et une très belle porte d’entrée aux mangas moins “adulescent” plus engagé pour qui se laissera tenter.

Interview dans le magazine ATOM

Avez-vous beaucoup réfléchi à la mise en scène du viol de Misuzu dans le premier tome ? Est-il difficile de représenter ce genre de scènes sexuelles complètement « désérotisées » ?

Non, ce n’était pas difficile du tout. Il suffisait de reléguer le logiciel masculin, qui a tendance à idéaliser l’acte et à penser le désir féminin à la place de la femme elle-même. Si vous dégraissez une scène de sexe de tout cet enrobage fantasmatique macho, vous obtenez la scène de viol telle que je l’ai dessinée. (elle réfléchit) Vous savez des images sexualisées selon le regard des hommes, il n’y a que ça au Japon. Tenez, je reviens tout juste de Shibuya, et il n’y a que ce type de représentations autour de moi : des publicités avec des idols ou des personnages issus d’animes aux postures ultra suggestives, avec des joues roses et des grosses poitrines…

Quand je m’arrête cinq minutes et que j’observe ces vidéos, photos ou dessins, je me dis qu’on vit vraiment dans un monde cinglé. L’expression sur le visage de Hara dans le manga est celle que j’ai moi quand je me mets à regarder, puis à réfléchir, à l’objetisation dont sont victimes les femmes dans la société japonaise. Sa mauvaise tête, c’est la mienne.

[…]

La prépublication d’En proie au silence remontre à 2013. Or, c’est aujourd’hui enfin depuis à peine trois ans, à peu près que la question sensible du harcèlement sexuel est débattue intensément dans les médias. Comment réagissez-vous à cette, disons « prise de conscience » tardive ?

Si vous parlez du mouvement #metoo, je pense qu’il s’agit d’un phénomène naturel, né d’une accumulation de choses qui ont fini par déborder. Ou exploser plutôt. Et que peut-il sortir d’autre d’une exposition de la colère ? C’est ça qui est compliqué avec cette prise de conscience : il faut savoir aller au-delà de la colère. Déjà, le simple fait que l’on puisse aujourd’hui parler publiquement de ces problèmes est un point positif. Maintenant, il va falloir transformer cette parole libérée et éviter de tomber dans l’excès. (elle réfléchit) Je peux aussi comprendre qu’une personnalité comme Catherine Deneuve ait un avis plus contrasté sur la question. C’est en tout cas une position que je trouve recevable. Plus spécifiquement au Japon, il est complètement admis que la femme soit sexualisée. C’est même quelque chose de nécessaire si l’on souhaite vire et réussir en société. Nous en parlions précédemment : tous les mécanismes de séduction féminine – être coquette, minauder, etc. – sont en fait positivités par notre environnement social. Ces informations comportementales sont inscrites dans le logiciel des files. Et refuser de s’y plier est mal vu.

Et vous, avez-vous refusé de vous y plier ?

Pas du tout, je m’y plie et j’en joue tout le temps ! Sauf que je déteste ça ! (rires) C’est devenu une habitude, surtout quand j’ai quelque chose à y gagner. J’aimerais pouvoir arrêter mais… (elle réfléchit) Ma peur est de mettre en colère un homme, car je sais qu’une femme ne gagne jamais le rapport de force. J’ai donc plusieurs fois usé de ces outils de séduction, notamment pour le boulot, quand je travaillais dans des bars de nuit par exemple. Là, cela faisait partie du « moule » du job : il fallait se couler dedans, c’était une obligation.

Akane Torikai, Une droite dans les yeux, propos recueillis par Fausto Fasulo, traduction Sébastien Ludman, in ATOM #13, La culture manga, février/mars/avril 2020, pp. 83-84.

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