Si le « voir » et le « cacher » sont tant ritualisés, c’est que les rites grâce à leur portée symbolique facilitent l’élaboration psychique de la perte. Ils apportent un soutien en balisant l’affliction et en fournissant des schémas de conduite. La pratique des pleureuses, qui venaient par le passé au domicile du mort, offre ce type de secours, tout comme celle des condoléances aujourd’hui. La veillée du mort pour aider les proches, soutenus par le voisinage et la famille, à appréhender « ce qui n’est plus » ou encore la messe et la bénédiction à l’église pour les chrétiens ont cette même signification. Ces rites guident l’imagination. Ils permettent de tracer une frontière entre un avant et un après grâce à la mise en scène d’un temps qui s’arrête au cours de la cérémonie – d’où l’importance du silence à un certain moment – pour reprendre son cours, sans le mort mais avec le défunt à la fin. Sans ritualisation, sans socialisation, la séparation peut devenir problématique. Si l’élaboration psychique de la perte constitue l’un des fondements du travail de deuil, les rites en lui donnant une portée symbolique, aident à l’accomplir. Ils engendrent du lien social en reliant les individus à leur passé et à la chaîne des générations futures. Le vagabondage de l’imagination, qui se place toujours dans un cadre culturel, doit au bout du compte aboutir à l’agrégation du défunt à un autre monde : les endeuillés peuvent alors en faire non pas un non-être, mais un non-existant.

Éric CRUBEZY, Aux origines des rites funéraires, voir, cacher, sacraliser, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 51.


Notre société contemporaine, très étatisée et très laïque, permet désormais une « dissection » plus aisée de la mort, étape par étape. Il n’y a plus de programme rituel conférant une forme globale à l’événement, délimitant des manières légitimes et incontournables d’inhumation, d’expression de la douleur, d’attachement au défunt ou de rapports sociaux. Cela étant dit, biologie, physiologie, psychologie individuelle et sociologie du groupe continuent de se mêler dans un même ensemble culturel. Pour donner un exemple, les larmes, résultantes biologique et physiologique de l’émotion, demeurent en partie codées socialement et culturellement ; de même, le mode d’inhumation ou son lieu sont-ils toujours assez étroitement codifiés par le législateur.

Face à un décès, les vivants se trouvent confrontés à quatre phénomènes de nature différente :

1. Le devenir d’un corps, dont la putréfaction commence au moment même du décès, et qui pose un problème d’hygiène, mais aussi la question de ce que saint Augustin (354-430 après J.-C.) nomme le devoir d’humanité.

2. La peine des proches, qui entre dans ce qu’il est convenu d’appeler le processus de deuil et qui, pour être comprise et interprétée, nécessite des explications psychologiques et sociologiques.

3. Une interaction entre le mort et la société, qui relève essentiellement du domaine de la sociologie.

4. La mise en place d’un récit imaginaire qui rende possibles les relations des vivants entre eux, mais aussi avec le mort, établissant un rapport culturel à la mort.

Ces phénomènes peuvent avoir une composante matérielle que ce soit la tombe où sera déposé le corps, sa réexhumation lors de processus de deuil dans certaines cultures ou l’organisation d’ensembles funéraires souvent en lien avec la société. Le rapport culturel à la mort est néanmoins, plus vaste et recoupe les précédents. Il se fonde sur le mélange des imaginaires individuel, familial, collectif et religieux ; après tout, la mort n’est-elle pas le premier thème dans l’histoire de l’art, avant même l’amour ? Ce rapport culturel s’exprime via des supports immatériels aussi divers que le rêve ou le récit familial, et via des supports matériels comme le culte des tombes ou des reliques. En lien avec la conscience de notre mortalité, il varie selon les individus, tout en étant pensé différemment suivant les philosophes et les chercheurs. Ainsi, cette conscience, intimement liée à celle du temps, pourrait être un générateur de culture de premier plan parce qu’elle oblige à imaginer l’invisible et contribue à l’enracinement culturel de la société des vivants.

Éric CRUBEZY, Aux origines des rites funéraires, voir, cacher, sacraliser, Paris, Odile Jacob, 2019, pp. 21-22.

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