Or on peut concevoir une théorie du contrôle démocratique qui ne se prête pas au paradoxe de la liberté. Celle à laquelle je songe ne découle pas de l’idée que le gouvernement de la majorité est intrinsèquement bon ou juste, mais de l’idée que la tyrannie est mauvaise ; elle repose sur la décision de l’éviter ou d’y résister.Il existe deux types de gouvernements : ceux dont on peut se débarrasser sans effusion de sang – par des élections générales, par exemple – parce que les institutions en fournissent les moyens, et que les traditions font que ces institutions ne peuvent être facilement supprimées par les hommes au pouvoir ; et ceux dont les gouvernés ne peuvent se débarrasser que par une révolution victorieuse – impossible dans la majorité des cas. Conformément à l’usage courant, j’appellerai les premiers démocraties et les seconds tyrannies ou dictatures ; cependant, mon argumentation ne dépend aucunement du choix de ces termes, et, si on les inversait, comme cela se fait souvent aujourd’hui, je me déclarerais opposé à ce qui serait alors qualifié de démocratie et je jugerais sans intérêt toute tentative de découvrir la signification « réelle » ou « essentielle » de ce mot (par exemple, en le traduisant par « gouvernement du peuple », car, bien que le peuple puisse exercer une influence sur les actes de ses dirigeants en les menaçant de les remplacer, il ne gouverne jamais lui-même).


Cela posé, on peut dire que le principe d’une action démocratique est l’intention de créer, de développer et de protéger des institutions destinées à éviter la tyrannie. Il n’implique pas qu’on puisse les rendre parfaites ou capables de garantir que la politique adoptée par le gouvernement sera bonne, juste, sage, ou même meilleure que celle que pourrait adopter un tyran bienveillant ; de sorte que le paradoxe de la démocratie se trouve écarté. Ce qui est impliqué, en revanche, est la conviction que, dans une démocratie, l’acceptation d’une politique même mauvaise, tant qu’on peut s’employer à la modifier pacifiquement, est préférable à la soumission à une tyrannie, si sage ou si bienveillante soit-elle. Présentée ainsi, la théorie démocratique n’est pas fondée sur l’idée que le pouvoir doit appartenir à la majorité. Elle consiste simplement, face à la méfiance générale qu’inspire traditionnellement la tyrannie, à considérer les diverses méthodes égalitaires de contrôle démocratique – élections générales et gouvernement représentatif, par exemple – comme des garanties éprouvées et raisonnablement efficace, mais néanmoins susceptibles d’être améliorées et même de fournir certains moyens de cette amélioration.L’adoption du principe démocratique, ainsi défini, n’oblige nullement à tenir pour bonnes les décisions de la majorité. Tout en les acceptant pour assurer le fonctionnement des institutions, on pourra tenter de les améliorer par des moyens démocratiques. Et, s’il arrive qu’un vote abolisse les institutions démocratiques, le démocrate ne cessera pas pour autant d’être opposé à la tyrannie, et la théorie dont il se réclame n’en deviendra pas inconséquente.


Karl POPPER, La société ouverte et ses ennemis, Tome 1, L’ascendant de Platon, traduction de Jacquelin Bernard et Philippe Monod, Paris, éditions Points, collection Essais, 1979 (1962), pp. 153-154.

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