Dès lors, le rapport de force affiché devant le public cache en réalité une alliance entre le pouvoir et les grands acteurs de l’Internet, en passe d’être entérinée par une loi – une alliance que le jargon de la communication politique qualifierait de « construction d’une régulation efficace en étroite collaboration avec les acteurs de l’Internet ». Les désaccords sur les moyens – faut-il censurer le contenu par le biais de filtres ou d’un retrait manuel ? – servent à masquer une profonde connivence sur les fins : corseter le langage qui a cours dans cet espace hybride, ni vraiment public, ni vraiment privé. C’est là qu’apparait le danger : comment pouvons-nous en tant que citoyens nous prémunir contre la possible dérive vers une censure des « mauvais discours », ceux qui ne correspondent pas au « bien-dire » ou au « bien penser » que défendent la plateforme en question ou l’État au nom duquel elle exerce ce pouvoir de police ? Facebook censure déjà les œuvres d’art où l’on devine un téton ou une cuisse nue. Comme[nt] être sûrs que ne seront pas bientôt retirés les contenus qui heurtent le sens politique de Mark Zuckerberg ou, plus probablement, d’Emmanuel Macron, au moment où se négocient les règles de fiscalité appliquées aux géants de la tech ? Pas le juge judiciaire, en tout cas, puisqu’il est exclu de la boucle.

Comme à l’accoutumée, c’est en réponse à une vive émotion populaire – celle provoquée par les attaques de Christchurch – que le pouvoir politique a décidé de faire passer une loi renforçant la surveillance de tous les citoyens. Cependant, en règle générale, un tel durcissement s’accompagne d’un accroissement des pouvoirs que détiennent des autorités investies par la puissance publique et de l’instauration d’un minimum de contrôle par le juge judiciaire. Dans le cas qui nous intéresse, le durcissement s’est négocié au sein d’une boucle fermée, opaque, cachée aux citoyens, conduisant à un recul des libertés publiques et à une accentuation du contrôle qu’exercent conjointement le pouvoir politique et les acteurs dominants de l’espace numérique.

Diana FILIPPOVA, Technopouvoir, Dépolitiser pour mieux régner, Paris, Les liens qui libèrent, 2019, pp. 27-28.

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