Nous en parlions ici, Death Note est un manga culte aux nombreuses thématiques qui jouit d’un succès tant critique que populaire. Si certains thèmes semblent assez évidents – la justice, la peine de mort, le bien et le mal – nous voyons pour notre part dans ce manga la possibilité de travailler à la fois l’approche interprétative des récits de fiction et en même temps de proposer aux apprenants une réflexion sur la folie et son rapport avec le pouvoir. Nous vous proposons donc un atelier axé sur l’exploitation du premier chapitre d’une durée de 3 à 4 périodes.
Cet atelier est parfaitement réalisable à l’aide du premier épisode de l’anime. Il faudra toutefois veiller aux quelques différences qui peuvent apparaître entre la version manga et la version anime. Ces différences sont présentées en fin d’article.
Lire et raconter
Nous proposons la lecture de ce manga aux élèves sans autre consigne que son utilisation prochaine lors d’un atelier en classe (qui nécessite donc de l’avoir lu avant).
En guise de début d’atelier, nous commençons par faire raconter l’histoire à différents élèves en étant particulièrement attentif aux différentes “couleurs” qu’ils peuvent apporter au récit. Ainsi, on n’hésitera pas à demander aux élèves de justifier les détails qu’ils donnent et pourquoi il semble important de les donner. Comme vous le constaterez, la richesse du premier chapitre (et l’anticipation de celles et ceux qui ont déjà vu la suite) apportera des réactions sur les interprétations parfois illégitimes de certains résumés.
L’idée de cette première partie est de s’assurer que tout le groupe ait bien compris les enjeux de ce premier chapitre, mais également de jauger la capacité des élèves à présenter des éléments davantage liés à la narration qu’à l’intrigue. Comme nous avons pu le constater, on peut se trouver face à un décalage entre des élèves assez focalisés sur l’intrigue (c’est-à-dire l’enchaînement des événements) et ceux davantage capable de se projeter dans des éléments de narration révélateurs de messages ou de thèmes plus abstraits. Sans parler d’herméneutique, notre ambition dans cet atelier est d’amener les élèves à exploiter ce premier chapitre pour enrichir une réflexion sur la folie et le pouvoir. On devra alors être attentif au caractère très prenant de cette intrigue qui peut “enfermer” certains élèves dans une approche uniquement liée au suspens.
Premier moment : analyse de la narration
Après cette première phase de mise en commun, nous partons sur l’élaboration d’une fiche qui permettra de baliser les thèmes de ce premier chapitre ainsi que la caractérisation du personnage principal à savoir Light Yagami.
Réponses possibles à ce premier atelier
Thématiques centrales : La mort, Le bien et le mal, la Justice.
Thématiques secondaires : Le pouvoir, la folie, le passage à l’action (l’engagement), les principes et les valeurs, la perception du monde.
Caractérisation du personnage situation initiale : C’est le meilleur lycéen du Japon. Il est intelligent, appliqué quand il faut. Il s’ennuie.

Caractérisation à partir de la découverte du Death Note : Sa représentation du monde apparaît réellement. Le caractère pourri du monde n’est pas de l’ordre de la lassitude (ennui – première planche) mais relève d’une dimension morale : il est pourri car les gens sont mauvais. A partir du moment où il se rend compte du pouvoir du Death Note, il doute de sa légitimité à choisir qui peut vivre ou mourir. Ensuite, affirmant le côté pourri du monde, il fait de l’idée de change rle monde un droit et même un devoir (impératif moral). Apparaît une deuxième phase de doute qui ne porte plus sur la légitimité de changer le monde en tuant des personnes mais sur la capacité à le supporter psychologiquement. Enfin, il affirme qu’il est le seul à pouvoir remplir ce devoir quoiqu’il en coûte et finit par se déclarer comme le dieu d’un monde à venir. (Pour les cases et planches qui l’illustrent, voir corrigé du deuxième atelier.)
Deuxième moment : le questionnement sur la folie
Après s’être assuré que l’ensemble du groupe a bien saisit la complexité du personnage principal, nous pouvons nous pencher sur sa folie virtuelle ou actuelle. Avant d’en arriver à l’analyse à proprement parler, nous entamons un travail de conceptualisation collectif sur la notion de folie. Plusieurs méthodes sont possibles. Pour notre part, nous privilégions la définition par petits groupes qui seront synthétisés lors d’un échange en groupe-classe où nous jouerons les “Oscar Brenifier” pour nous assurer que la synthèse ne soit pas trop basique et convenue.
Après cette première synthèse, nous demanderons aux élèves si on peut considérer que Light Yagami est fou. Insistons sur un point, il ne s’agira pas de demander aux élève si Light satisfait cette définition de la folie, mais bien s’il est fou. Cette distinction a de l’importance car il y a une forte probabilité que la définition de la folie donnée par le groupe classe corresponde davantage à celle des aliénés des hôpitaux psychiatriques. Raison pour laquelle nous devrons nous assurer d’une certaine précision dans le termes. Mais à côté de cette définition de la folie, qui ne correspond pas au froid et calculateur Light Yagami (dont la revendication d’être un dieu peut être interprétée de manière métaphorique), on trouve également une définition de la folie proche de la cécité morale. Ce sera là l’occasion d’un moment d’échange sur ce qui devrait rentrer dans le concept de folie sans pour autant qu’il s’applique à la totalité de l’humanité… et encore, on pourrait se demander si ce serait un problème.
Folie morale (« Moral insanity », Prichard, Treatise of insanity, 1835). Trouble d’esprit partiel et quelque fois passager, consistant dans l’absence ou dans une perversion profonde des sentiments normaux de moralité, l’intelligence des faits restant intacte, et pouvant même être développée. Elle est essentiellement caractérisée par le défaut d’un sentiment personnel du bien et du mal moral, dont l’idée ne provoque aucune réaction et n’est connue que par ouï-dire. S’appelle aussi pour cette raison cécité morale (Ribot, Psychologie des sentiments, p. 295). On distingue la folie morale improprement appelée « passive », qui peut exister plus ou moins inaperçue dans la vie ordinaire, et la folie morale active ou impulsive, fréquente chez les criminels.
André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2021 (1926), p. 361.

Troisième moment : le lien avec le pouvoir
L’atelier proposé ici portant essentiellement sur la folie, nous abordons la notion de pouvoir de manière plus distante et la gardons dans le champ de la capacité à agir sur quelqu’un ou quelque chose. Ne prenant pas en compte le caractère institutionnel que peut revêtir le pouvoir, nous gardons une approche du pouvoir au niveau individuel, ce qui ne l’empêche pas d’être perçu dans le cadre de relations sociales et politiques.
Dans l’optique de ne pas alourdir de trop l’atelier, nous le terminons par la proposition d’un début de problématisation qui résulte de la confrontation entre deux sentences qui lient pouvoir et folie. Plutôt axée sur les habiletés de pensée, cette dernière partie se propose de mobiliser l’ensemble des éléments mis en avant à l’occasion de l’atelier afin de les agencer pour proposer un commentaire de ces sentences à l’aide du récit.
Proposant les sentences : “le pouvoir mène à la folie” et “le pouvoir rend la folie acceptable”, nous invitons alors les élèves à choisir, après les avoir explicitées, celle qui correspond le mieux au message de ce premier chapitre de Death Note. Chose amusante, si la première sentence semble s’appliquer à ce premier chapitre, c’est plutôt la deuxième qui est adéquate au reste de l’œuvre. Il faudra alors bien rappeler aux élèves qui connaissent l’œuvre qu’ils ne doivent pas prendre en compte le reste de l’histoire.
Concernant la proposition de corrigé, il s’agissait d’un exercice évalué avec des élèves de 4e année générale (+/- 15 ans). Le niveau de précision attendu n’était pas aussi grand. D’ailleurs, pour la deuxième question, on pourrait bien considérer que le Death Note a eu pour effet le passage du mode passif de la folie morale au mode actif. Aussi, la définition donnée du pouvoir dans ce corrigé est extrêmement limitée.
Différences entre le manga et l’anime
Si vous désirez utiliser l’anime plutôt que le manga, il faudra être attentif à ce que la caractérisation de Light n’est pas tout à fait la même. Plus nuancée et subtile, l’approche du manga confronte les deux premiers meurtres comme une opposition totale entre la gravité d’un assassin et celle d’un harceleur. Dans le cas de l’anime, le harceleur s’apprête à commettre un viole et fait de l’intervention de Light une intervention salvatrice. De ce fait, le premier épisode de l’anime ne fait mention que de criminels reconnus comme tels ou sur le point de le devenir. Il faudra attendre l’apparition de Lindsay L. Taylor pour voir le caractère complètement arbitraire (même si on le comprend déjà) des actes de Light Yagami.
Pour aller plus loin
Bien évidemment, le manga est assez riche pour aborder d’autres thèmes et problèmes. Déjà, dès le deuxième chapitre / épisode, nous pouvons entamer une problématisation sur la question de la justice dans la confrontation entre “L” qui représente la justice institutionnelle (même si à bien y regarder nous avons affaire à un inspecteur qui aime le challenge plus que la justice) et Light qui représente une justice expéditive et sentencieuse. L’analyse de ces deux formes de Justice peut être intéressante de la même manière que nous pourrions aborder le manga sous l’angle des ateliers qui prennent pour objet le mythe de l’anneau de Gygès en demandant aux participants de se mettre à la place des protagonistes… Un atelier-exercice toujours intéressant à réaliser.
