“Le privilège de l’art est de nous faire éprouver le mal à distance, sans que nous ayons besoin d’y prendre part”. Cette citation de Marc Crépon illustre à merveille les raisons du traitement d’œuvres émotionnellement difficiles en classe. Loin d’une forme de contre-feu à l’heure des safe space et de la volonté de ne blesser personne, le travail d’œuvres qui ne laissent pas indifférentes suppose surtout de porter la focale sur des détails, de les interpréter et en faire éclore le sens profond… comme cette scène de lapidation dans Les hirondelles de Kaboul.
Durée estimée : Une heure de cours.
Intention pédagogique : Partant d’un document chargé émotionnellement, dans cet atelier à forte tendance transmédiatique, il s’agira de :
- repérer les différences liées à l’intrigue, à la narration et à la spécificité du médium abordé.
- proposer un début de réflexion autour de l’empathie et de son rapport au visage.
- interroger la moralité et la responsabilité individuelle dans des phénomènes de foule afin d’y dessiner les contours d’un concept de responsabilité.
Matériel nécessaire : L’extrait du texte de Yasmina Khadra sur papier pour que les apprenants puissent le lire et l’extrait du film (prévoir de quoi le diffuser en classe).
Dans une ruée indescriptible, les gens se jettent sur les monceaux de cailloux que l’on avait intentionnellement disposés sur la place quelques heures plus tôt. Aussitôt, un déluge de projectiles s’abat sur la suppliciée qui, bâillonnée, vibre sous la furie des impacts sans un cri. Mohsen ramasse trois pierres et les lance sur la cible. Les deux premières se perdent à cause de la frénésie alentour mais, à la troisième tentative, il atteint la victime en pleine tête et voit, avec une insondable jubilation, une tache rouge éclore à l’endroit où il l’a touchée. Au bout d’une minute, ensanglantée et brisée, la suppliciée s’écroule et ne bouge plus. Sa raideur galvanise davantage les lapideurs [personne qui jette une pierre en vue de tuer] qui, les yeux révulsés et la bouche salivante, redoublent de férocité comme s’ils cherchaient à la ressusciter pour prolonger son supplice. Dans leur hystérie collective, persuadés d’exorciser leurs démons à travers ceux du succube [démon féminin qui séduit les hommes], d’aucuns ne se rendent pas compte que le corps criblé de partout ne répond plus aux agressions, que la femme immolée gît sans vie, à moitié ensevelie, tel un sac d’horreur jeté aux vautours.
Yasmina Khadra, Les Hirondelles de Kaboul.
Mise en place et déroulement : En guise d’introduction, il suffira de présenter le contexte du livre à savoir les quelques personnages centraux ainsi que l’Afghanistan des talibans (ce sera d’ailleurs l’occasion de faire un rappel de l’actualité du mois d’août 2021).
Après avoir lu (de manière individuelle ou collective) le texte de Khadra, on fera un tour de classe pour voir s’il y a des éléments qui interpellent les élèves dans cette situation. On veillera à porter l’attention sur Mohsen et à en décrire le caractère d’après l’extrait du texte.
Dans un deuxième temps, on visionnera le court extrait du film Les Hirondelles de Kaboul. A nouveau, on fera le portrait de Mohsen en veillant à souligner ce qui change d’une présentation à l’autre. Lors de cette phase, on prendra le temps de repérer la nature des changements. Parfois, il s’agira d’éléments d’intrigue (trois pierres dans le livre contre une seule dans le film), d’autres fois, il s’agira d’éléments de narration propres au médium (la lenteur de Mohsen dans le film, le fait qu’il se détache de la foule par le fond blanc, etc.).
A partir de ces différences, on pourra mettre en lumière comment notre regard sur la moralité de Mohsen peut évoluer. Cette approche se fera de manière graduelle en veillant à bien distinguer les éléments qui sont propres à notre interprétation des actes et des intentions de Mohsen de ceux qui sont de l’ordre de ce que nous considérons comme une conduite juste et morale.
Pour cette partie de l’atelier qui prend la forme d’un cours dialogué, on peut imaginer une discussion en grands groupes ou former des petits groupes dans lesquels les apprenants devront se mettre d’accord sur des questions qui pourraient se formuler comme suit :
- Mohsen est-il responsable dans les deux cas de la mort de la femme lapidée ?
- Mohsen est-il moralement condamnable pour son geste dans les deux cas ? En quoi l’est-il ou non ?
- Mohsen peut-il légitimement se justifier en disant que tout le monde l’a fait ?
- Le jeune garçon qui lance une pierre dans le film est-il moralement condamnable ? En quoi l’est-il ou non ?
Une fois le traitement de ces questions terminé, on aura le loisir de choisir une sortie qui mettra davantage l’accent sur un des trois aspects suivant :
Comment évaluer la moralité d’une action ?
Qu’est-ce que la responsabilité ? Comment la reconnaitre ?
Quelle place prend la burka dans cette histoire ?
Sortie du dispositif :
Premier aspect : l’évaluation de la moralité d’une action. Selon cette voie, l’atelier pourrait servir d’introduction aux grandes théories morales auxquelles il ne se réduit pas. L’idée est alors d’utiliser les différences entre les médias et les actions des personnages pour faire émerger les enjeux d’une réflexion sur la moralité d’une action. Ainsi, se demander si le petit garçon est moralement condamnable fera intervenir des critères qui ne se trouvaient pas dans le cas de figure du Mohsen du livre. A travers ces différences, on pourra grossièrement mettre en avant : l’intention de l’action (la jubilation et son objet y tiennent une place importante), les conséquences de cette dernière ou encore la capacité de l’auteur à se rendre compte du mal qu’il (a) fait.
Deuxième aspect : La notion de responsabilité. Ici aussi, on pourra faire varier les points de vue à l’aide des protagonistes. Ainsi, questionner la responsabilité de l’enfant vis-à-vis des adultes permettra une première approche. On pourra également aller plus loin en interrogeant la dilution de la responsabilité dans le fait que la foule est lapidaire (cet aspect se remarque davantage dans le film). Questionner la liberté de Mohsen à agir comme il a agi et interroger le lien avec la responsabilité est une autre issue possible.
Troisième aspect : La place de la burqa. Dans cette troisième sortie de dispositif, il s’agira de mettre en avant l’impossibilité d’interpréter les souffrances de la condamnée par la foule. Sans pour autant minimiser la responsabilité des lapidaires (raison pour laquelle je propose de travailler cette troisième voie en plus des deux autres), on veillera à montrer comment, par le fait qu’on ne peut voir son visage, les émotions de la suppliciée ne peuvent nous parvenir et, de là, interroger en parallèle ce qui se serait passé si elle avait été démasquée (aurait-ce changé quoi que ce soit ?), c’est-à-dire interroger notre rapport au visage d’autrui en tant qu’il est le lieu de l’interprétation que je fais de lui. Cette approche du visage (on pense évidemment à Levinas) sera l’occasion parfaite de montrer un pan assez méconnu de notre rapport à la citoyenneté à savoir ce que le philosophe François Galichet nomme le devoir d’interprétation
« Si la burka est condamnable, c’est parce qu’elle interdit tout abord interprétatif d’autrui. Une femme en burka se prête à l’analyse conceptuelle (je peux la définir comme femme musulmane, pieuse, etc.). Elle peut parler, donc entrer avec moi dans un échange informatif ou argumentatif. Mais en masquant son visage, elle se refuse à toute possibilité d’interpréter les expressions de son visage – joie, peur, dégoût, tendresse, indignation, etc. »
François Galichet, Philosopher à tout âge, Approche interprétative du philosopher, Paris, Vrin, 2019, pp. 79-80.
Bien entendu, personne ne doute du caractère imposé de la burka à de nombreuses femmes (d’autant plus en Afghanistan). La réflexion ici proposée tient davantage à la question de la limite de la liberté de non-expression (et de son caractère faisable).
Esprit de l’atelier : Malgré son approche assez dure (une petite mise en garde est souhaitable si on ne connait pas encore bien son groupe), le présent atelier a pour but de sensibiliser les élèves aux détails qui font sens et à élaborer des hypothèses pour commencer un travail de conceptualisation à partir d’événements très engageants. De la sorte, à côté du caractère évident que peuvent prendre certaines réponses (sur la moralité et la responsabilité par exemple), il s’agira essentiellement d’aller interroger ce qui se cache derrière ces évidences et d’en révéler l’architecture profonde ainsi que les éléments qui permettent de voir la différence entre comprendre et excuser.