Petit lapin [le narrateur, humain, s’adresse véritablement à un lapin], tu ne connaîtras jamais la victoire sur l’absurde, celle que nous accomplissons chaque jour, à chaque seconde de notre existence. Ce qui rend notre exaltation supérieure à la vôtre, c’est que, contrairement à vous, nous sommes désespérés. Je sais, j’ai compris, tu m’as convaincu : j’accepte que vous possédiez une conscience de la mort, je suis même prêt à m’en faire le héraut, à porter la nouvelle parmi les miens. Vous vous savez mortels, mais vous êtes sauvés par le sens. Chacun de vos actes est logique, utile, efficace. Appelons ça la loi de la nature. Quel repos, certes, mais quel ennui. Je vais te dire, moi, ce que vous n’aurez jamais, ce que tu devrais nous envier, la pépite que tu devrais rapporter aux tiens : ce qui vous manque, c’est las possibilité de faire n’importe quoi, d’agir en dépit du bon sens, de tordre le cou au rendement, à la raison, à la causalité. Nous seuls avons le pouvoir d’agir contre notre bien, mais parfois, me croiras-tu, c’est ainsi, en nous dirigeant vers notre propre perte, que nous accédons à un bien suprême, une qualité d’être supérieure, une présence au monde plus intense que tout ce que tu pourras jamais entrevoir ou ressentir. Nous nous battons sans cesse, contre nous-mêmes, contre notre instinct, nous cherchons, nous errons, nous nous trompons et, grâce à ces détours, à ces refus, nous nous élevons, au sein même de notre chute, nous volons, nous transcendons.
Agnès DESARTHE, Une partie de chasse, Paris, éditions de l’olivier, 2012, pp. 126-127.