Depuis Socrate au moins, la philosophie défend cette idée de la vérité comme dialogue, comme commerce symbolique boiteux, mais ce boitement est un remède contre les pouvoirs. Je ne parle pas d’une vérité qu’on contemplerait mutiquement (le dogme), mais de celles qu’on échange avec un autre. Chacun tient un bout de vérité qu’il tente de troquer à un compagnon de parole, la vérité n’étant rien d’autre finalement que ce qui de bout en bout s’échange. L’amitié exclut la dissolution dans « un » peuple, « un » Prince, « une » Nation. Elle se tisse de bouts de vérité que l’on fait circuler. Pour sortir de la fascination muette des images, des miroitements imaginaires (« un » peuple = « un » tyran), il faut tresser le réseau des sociétés d’amis, plurielles, dispersées, discutant âprement mais sans haine, n’en finissant jamais de polir leurs désaccords par le frottement par chacun de son âme contre le discours des autres. L’amitié à l’antique, c’est « tous uns » comme dit la Boétie, qui n’est pas le « tous Un » et nous préserve des tyrannies. La Nature, écrit-il définitivement, « ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns ». C’est au-delà de la Nature, que la politique, celle qui repose sur l’obéissance de tous, invente l’unité fanatique.

Frédéric GROS, Désobéir, Paris, Flammarion, collection Champs Essais, 2019 (2017), p. 69.

A lire également