Soucieux, en philosophe sérieux et désireux de clarté conceptuelle, d’« ébaucher une définition du baratin et de montrer en quoi il diffère de certaines notions voisines », Frankfurt le distingue notamment du « mensonge », en opérant une distinction très éclairante, qui problématise la notion même de bullshit : « Le menteur est avant tout quelqu’un qui proclame volontairement une chose fausse. » Le menteur est donc « obligatoirement concerné par le souci de vérité. Avant de concocter un mensonge, il doit chercher à déterminer ce qui est vrai. Et pour que son mensonge soit efficace, son imagination doit se laisser guider par la vérité ». En somme :
[…] un menteur tient en compte la vérité et, dans une certaine mesure la respecte. Quand un honnête homme s’exprime, il ne dit que ce qu’il croit vrai ; de la même façon, le menteur pense obligatoirement que ses déclarations sont fausses.
C’est absolument décisif, car le bullshiter, celui qui profère n’importe quoi, se situe dans un tout autre univers mental :
Cette absence de tout souci de vérité, cette indifférence à l’égard de la réalité des choses constituent l’essence même du baratin.
Le baratineur invétéré ne considère même pas assez la vérité au point de vouloir la nier. Cette question est fondamentalement non pertinente à ses yeux, tout comme l’existence d’un monde commun, d’un univers de référence accessible à tous les hommes. Il n’existe que son intérêt, sa personne, sa jouissance. On l’aura compris, « le baratineur est un plus grand ennemi de la vérité que le menteur », car il ignore jusqu’à son existence ou jusqu’au questionnement sur son existence possible. Un je-m’en-foutisme radical, qui a peut-être souvent son origine dans une configuration pulsionnelle particulière, dans l’idiosyncrasie [Manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre] d’un cynique, d’un narcissique, d’un pervers, mais qui possède aussi son fondement dans une culture philosophique, une vision du monde, un état du réel et de notre rapport au réel […]
Johann CHAPOUTOT, Le grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Presses Universitaires de France, 2021, pp.267-268.