Je suis tombé récemment sur ce livre cité plus haut, dont le titre m’a sidéré : Foucault : il n’existe d’autre vérité que celle produite par le pouvoir. Autrement dit, même un théorème de mathématiques comme celui de Fermat, qu’on a réussi à démontrer après trois siècles d’efforts, serait au fond un produit du pouvoir ! De quel genre de pouvoir exactement ? Politique, économique, intellectuel, scientifique ou autre ? C’est, bien entendu, une chose qu’on ne nous dit pas. Mais ce que l’on comprend généralement quand on entend une telle affirmation est que même la vérité d’un théorème mathématique est en quelque sorte décrétée par une autorité qui l’impose de façon plus ou moins arbitraire. Or une autorité est une chose à laquelle il faut être prêt à s’opposer par principe. Je ne sais pas s’il y a beaucoup de gens qui peuvent réussir à prendre au sérieux une conception comme celle-ci, en dépit de l’avantage que lui confère le caractère profondément démagogique, ; elle aurait certainement indigné au plus haut point un philosophe comme Nietzsche – et je ne crois pas non plus que ce soit celle de Foucault (mais c’est une autre question).
J’ai un problème à peu près insurmontable avec la position, pour autant qu’il y en ait une, que les déconstructionnistes adoptent sur la question de la vérité. Putnam a dit un jour, à propos de Derrida : « La déconstruction sans reconstruction, c’est l’irresponsabilité. » C’est une remarque qui me semble pertinente et importante. Depuis le début, je me suis demandé si l’on pouvait espérer voir arriver un jour où l’on admettrait que l’on a suffisamment déconstruit et que l’on peut commencer enfin à essayer de reconstruire. Mais la tendance générale semble être plutôt de considérer que, quand les insuffisances de la déconstruction deviennent un peu trop évidentes, c’est seulement parce qu’on a pas encore suffisamment déconstruit. Ce qui me semble clair, en tout cas, est que les déconstructeurs sont victimes d’une illusion fondamentale quand ils s’imaginent que le fait d’avoir mis en évidence encore un peu plus qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent les difficultés philosophiques que comportent une notion comme celle de vérité (et un bon nombre d’autres parmi toutes celles que nous utilisons) peut constituer une raison d’affirmer qu’elles sont devenues, du même coup, inutilisables et que nous aurions intérêt à les abandonner purement et simplement. C’est un discours que l’on a entendu souvent depuis les années 1960, mais ce n’est pas tout de cette façon que cela se passe en réalité.
La moindre des choses serait me semble-t-il, de s’interroger un peu plus sérieusement qu’on ne le fait la plupart du temps sur les conséquences concrètes qui résulteraient d’une transformation radicale ou d’un abandon des notions en question. Mais les déconstructionnistes et les post-modernistes n’aiment pas beaucoup se livrer à ce genre d’exercice et se demandent rarement à quoi pourraient ressembler en réalité une communauté linguistique et une société dans lesquelles la notion de vérité serait devenue à peu près inutile et désuète. On parle de post-vérité à peu près comme si tout le monde était capable de comprendre de quoi il s’agit et à quoi ressemble cet « après » dans lequel nous sommes censés être entrés, et peut-être même déjà installés désormais. Mais c’est loin d’être le cas et la question qu’il faut se poser est celle de savoir si, dans une telle éventualité, on disposerait encore réellement d’un langage et si l’on pourrait encore réussir à se comprendre. Ce sont des questions qui se posent presque immédiatement et auxquelles on ne peut échapper car, comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises, si l’on est dans la post-vérité, alors on est aussi nécessairement dans la post-signifiance. À partir du moment où il n’y a plus de différence réelle entre le vrai et le faux, et où ce qui est vrai peut aussi bien être considéré comme faux, il n’y a plus non plus de possibilité de continuer à donner sens aux mots une signification précise. Un mot peut alors signifier une chose et son contraire en même temps. Donc, ce n’est pas seulement la vérité qui disparaît, c’est aussi la signification et, avec elle, la possibilité d’une communauté de locuteurs disposant d’un langage commun dans lequel ils sont capables de se comprendre.
On peut se demander si une tendance dominante de la philosophie en France depuis un demi-siècle n’a pas été de rendre systématiquement suspecte, voire même dans le meilleur des cas inutile et dans le pire dangereuse, la notion de vérité, au sens ordinaire et traditionnel du terme. C’est un peu aussi ce qu’a fait le philosophe américain Richard Rorty. Il considérait qu’on a probablement surestimé considérablement l’importance de cette notion. Mais lui se contentait, pour sa part, de dire que la vérité, ça n’est rien d’autre qu’une espèce de qualificatif plus ou moins honorifique que nous utilisons à propos de celles de nos propositions qui nous ont aidés à venir à bout des problèmes que nous avons avec la réalité. J’avoue que je suis totalement incapable d’accepter ce genre de choses, et même pas du tout certain de la comprendre réellement. Mon cas est donc, je suppose, grave et sérieux. Je ne suis évidemment pas en train de dire que les déconstructionnistes comme Derrida ou des gens comme Foucault auraient facilité la tâche de Trump. Ce serait complètement absurde. Mais il y a une question qui n’est pas absurde et qui est la suivante : « Les philosophes qui ont adopté des modes de pensée de cette sorte sont-ils réellement bien placés, aujourd’hui, pour protester contre ce que font les gens comme Trump ? » Je trouve qu’ils ne le sont pas du tout. Quand ils abordent ces questions, c’est toujours pour ressortir des vieux trucs : « il n’y a pas de faits incontestables », ou, si l’on se dit nietzschéen : « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », etc. Mais ce n’est avec des discours de ce genre qu’on peut espérer s’opposer efficacement aux excès et aux aberrations de toutes sortes que se permettent désormais en toutes innocence et avec la plus grande assurance les praticiens supposés de la « post-vérité ». Si l’on veut défendre réellement et concrètement la vérité, il faut, d’une manière ou d’une autre, être prêt à reconnaitre l’existence de vérités objectives et de faits objectifs. Mais ce n’est évidemment pas à cela que l’on est incité et disposé en premier lieu quand on commence par adopter des positions et des certitudes de style foucaldien ou derridien, que celles-ci soient ou non conformes à ce que pensaient réellement les maîtres dont on s’inspire et se réclame.
Jacques BOUVERESSE, Les premiers jours de l’inhumanité, Karl Klauss et la guerre, Marseille, Hors d’atteinte, 2019, pp. 22-224.