La politique elle-même est truffée de platitudes sentencieuses et erronées. L’une des maximes les plus répandues consiste à dire qu’« on ne peut changer la nature humaine ». Mais comment le savoir sans définir au préalable ce qu’est la « nature humaine » ? En l’état, cette maxime est très certainement fausse. Quand Monsieur A la profère d’un air digne et inspiré, il veut simplement dire que tous les hommes se comporteront toujours et en tous lieux comme ils le font dans sa propre ville natale. Quelques notions d’anthropologie suffisent à renverser cette croyance. Au Tibet, où les hommes sont trop pauvres pour entretenir une épouse, chaque femme prend plusieurs maris et, à en croire les récits des voyageurs, la vie de famille n’y est pas plus malheureuse qu’ailleurs. Les sauvages ont coutume de prêter leur épouse aux invités. Les Aborigènes australiens, au moment de la puberté, se soumettent à une opération particulièrement douloureuse, destinée à tempérer leurs ardeurs sexuelles. L’infanticide, qui pourrait sembler contraire à la nature humaine, était quasiment universel avant l’essor du Christianisme et Platon n’hésitait pas à le préconiser comme mesure de régulation démographique. Les sauvages ne connaissent pas la propriété privée. Même parmi les peuples les plus civilisés, les impératifs économiques priment sur ce que l’on appelle la « nature humaine ». à Moscou, la pénurie de logements est telle que, quand une femme célibataire attend un enfant, il n’est pas rare que plusieurs hommes s’en disputent la paternité dans l’espoir de se voir allouer une chambre, dussent-ils la partager.
Au fond, la « nature humaine » est largement façonnée par l’éducation. La nourriture et la sexualité sont des besoins universels ; pourtant les ermites de la Thébaïde ont renoncé à la sexualité et réduit leurs rations alimentaires au strict minimum. À force de diète et d’exercices, un homme peut être rendu féroce ou doux, dominateur ou esclave, à la guise de l’éducateur.
Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle, traduction Myriam Dennehy, Paris, L’Herne, 2019 (1943), pp. 57-59.