Notre appareil instinctif se compose de deux parties l’une qui tend à favoriser notre propre vie et celle de nos descendants, l’autre qui tend à contrecarrer la vie des prétendus rivaux. La première comprend la joie de vivre, l’amour et l’art, qui, psychologiquement, a sa source dans l’amour. L’autre comprend la rivalité, le patriotisme et la guerre. La moralité conventionnelle fait tout pour supprimer la première partie et encourager la seconde. La vraie moralité ferait exactement le contraire. Nos agissements envers ceux que nous aimons peuvent sans crainte être laissés à l’instinct ; ce sont nos agissements envers ceux que nous haïssons qui devraient être contrôlés par la raison. Dans le monde moderne, ceux que nous haïssons réellement sont des groupes lointains, en particulier des nations étrangères. Nous les concevons abstraitement, et nous nous induisons nous-mêmes à croire que des actes qui en réalité incarnent la haine viennent de l’amour et de la justice ou d’un autre mobile sublime. Seule une grande dose de scepticisme peut arracher les voiles qui nous masquent la vérité. Quand cela sera achevé, nous pourrons commencer à construire une moralité nouvelle, non pas fondée sur l’envie et la restriction, mais sur le désir d’une vie pleine et sur la compréhension que les autres êtres humains sont une assistance et non un obstacle, une fois la folie de l’envie guérie. Cela n’est pas un espoir utopique ; il a été partiellement réalisé dans l’Angleterre de l’époque élisabéthaine. On pourrait le réaliser demain, si les hommes, au lieu de chercher la misère des autres, ne poursuivaient que leur propre bonheur. Cela n’est pas une moralité austère impossible, et pourtant si on l’adoptait notre terre se transformerait en paradis.

Bertrand RUSSELL, De la valeur du scepticisme in Écrits sur l’éducation, traduction de Normand Baillargeon et Chantal Santerre, Montréal, Les éditions écosociété, 2019 (1928), pp. 244-245.

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