Le point de départ de tout processus de pensée est quelque chose qui est en train de se faire, quelque chose qui, en l’état, est incomplet ou inachevé. Son sens, sa signification, réside au sens propre dans ce qu’il va devenir, dans la manière dont il va évoluer. […] Réfléchir aux nouvelles qui nous parviennent, c’est tenter de voir l’issue probable ou possible qu’elles indiquent. Remplir sa tête, comme un album, de tel ou tel événement terminé, classé, ce n’est pas penser, c’est transformer en appareil. Examiner la portée de l’événement, sur ce qui peut être, mais n’est pas encore, c’est penser. L’expérience réflexive ne change pas de nature si l’on substitue la séparation dans l’espace à la distance dans le temps. Imaginons la guerre finie et un futur historien qui en narre le déroulement. L’épisode est, par définition, passé. Mais l’historien ne peut en faire un exposé intelligent que s’il respecte l’ordre temporel des événements. La signification de chaque événement traité réside dans ce qui était futur pour celui-ci bien qu’il ne le soit plus pour l’historien. Le considérer séparément comme existant en soi, c’est agir sans réflexion.
La réflexion implique aussi que nous nous intéressions à l’issue des événements – une certaine identification de notre propre destinée, ne serait-ce qu’en imagination, avec l’aboutissement d’une série d’événements. […] Il n’y a toutefois pas incompatibilité entre le fait que l’occasion de la réflexion réside dans une participation personnelle à ce qui se passe et le fait que la valeur de la réflexion consiste à se tenir en dehors des données. La difficulté presque insurmontable de parvenir à ce détachement est la preuve que la pensée a son origine dans des situations où le cours de la pensée fait réellement partie du cours des événements et est destiné à en influencer le résultat. Ce n’est que peu à peu, en même temps que s’élargit le champ de notre vision grâce à l’accroissement de notre sens social, que la pensée se développe jusqu’à inclure ce qui se trouve au-delà de nos intérêts immédiats – fait dont l’importance est grande pour l’éducation.
Dire que la pensée intervient en relation avec des situations qui sont toujours en cours de développement et par conséquent inachevées, c’est dire que la pensée se produit quand les choses sont incertaines, douteuses et problématiques. Seul ce qui est fini et achevé est totalement assuré. Tant qu’il y a réflexion, il y a incertitude. L’objet de la pensée est d’aider à atteindre une conclusion, à projeter un terme éventuel sur la base de ce qui est déjà donné. Certains autres faits concernant la pensée vont de pair avec cette caractéristique. Puisque la situation dans laquelle la pensée se produit est douteuse, la pensée est un processus de recherche, d’examen, d’investigation. Acquérir a toujours un caractère secondaire et instrumental par rapport à l’acte de s’enquérir. Chercher est la quête de quelque chose que l’on n’a pas. Nous parlons parfois comme si la « recherche originale » était une prérogative propre aux savants ou au moins aux étudiants de l’enseignement supérieur. Mais toute pensée est recherche et toute recherche est originale pour celui qui la mène, même si tout le reste du monde est déjà certain de ce qu’il est toujours en train de chercher.
Il s’ensuit également que toute pensée implique un risque. On ne peut garantir la certitude d’avance. Pénétrer dans l’inconnu est une aventure : on ne peut pas être sûr à l’avance de ce qu’on y trouvera. Les conclusions de la pensée, tant qu’elles ne sont pas confirmées par l’événement, sont par suite plus ou moins provisoires et hypothétiques. En fait, on ne peut, avec certitude, affirmer qu’elles ont un caractère définitif tant qu’on n’en connait pas l’issue.
John DEWEY, Démocratie et éducation, Chapitre XI : Expérience et pensée, traduction G. Deladalle, Paris, Armand Collin, 2018 (1938), p. 232.