Nussbaum accorde aux émotions une portée véritablement cognitive. Cela signifie que les émotions nous disent quelque chose du monde : elles sont un outil de connaissance pour un être humain qui est dépendant du monde. Dans la perspective de défense d’une théorie des émotions comme jugement de valeur, Nussbaum critique, par conséquent, l’idée selon laquelle les émotions seraient irrationnelles (au sens où elles n’auraient rien à voir avec le jugement et la connaissance), mais elle réfute également l’idée, défendue par une tradition philosophique, selon laquelle les émotions seraient des jugements de valeur mais que ces jugements seraient faux parce qu’ils attribueraient « une grande valeur à des personnes et des événements extérieurs à qui ne peuvent pas être contrôlés par la vertu personnelle ou la volonté rationnelle [1] ». Dans cette vision, les émotions sont, en effet, considérées comme instables parce qu’elles sont des jugements qui accordent trop d’importance à des choses extérieures changeantes et instables. Or, pour Nussbaum, l’idée qui guide un tel propos (et qui conduit à bannir les émotions afin de ne pas compromettre l’exercice de la raison) est celle d’une conception du bien qui envisage l’être humain comme autosuffisant. Nussbaum soutient que ce principe éthique normatif est discutable. En s’appuyant notamment sur Aristote, elle s’attache à démontrer que, pour définir ce qu’est une vie bonne, nous devons prendre en compte notre dépendance à ce qui nous est extérieur. Avec l’émotion, nous faisons l’expérience fondamentale de notre vulnérabilité. Cette expérience nous renvoie à une interdépendance mutuelle. C’est de cette dépendance au monde et à autrui que naît notre vulnérabilité. En ce sens, la pitié et la peur ne peuvent pas, par exemple, être considérées comme de faux jugements mais comme « des émotions basées sur de vrais jugements de valeur ; ce qui implique qu’il y a un espace pour la tragédie comme un instrument moral précieux. [2] » Les émotions ont ici une portée cognitive. Elles sont comme les pensées, elles peuvent être fausses mais ne le sont pas du fait de leur nature. Il s’agit donc de les prendre en considération et de les soumettre, comme les pensées et les croyances, à un examen critique.

[1] Martha NUSSBAUM, « Emotions as Judgements of Value », Yale Journal of Criticism 5 n°2, 1992, p. 206 (traduction Claire Larroque).

[2] Ibid. p. 209.

Claire LARROQUE, Philosophie (pour enfants), littérature et émotions (démocratiques), in Edwige CHIROUTER, Nathalie PRINCE, Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse), Lumières de la fiction, Paris, Editions Raison publique, 2019, pp. 52-53.

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