Désormais, la plupart des chercheurs sont financés pour des projets explicités à l’avance. Pour avoir gain de cause, ils doivent se battre, séduire, démontrer leur excellence, identifier et prospecter en direction des « bons » canaux. Imagine-t-on aujourd’hui Einstein, qui jamais ne se mit en avant et demeura maître de ses sujets de réflexion, se comporter de la sorte ? Cette nouvelle façon de pratiquer la recherche transforme l’exercice même du métier, car désormais l’obtention des moyens est conditionnée à la promesse de réussir, de produire quelque chose d’utile.
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Pour autant, la valeur d’une connaissance nouvellement acquise ne se mesure pas seulement à l’aune de ses éventuelles retombées pratiques ultérieures : la question « Est-ce vrai ? » demeure aussi importante que la question « à quoi cela sert-il ? ». Affaire de cohérence intellectuelle, bien sûr, mais aussi de pragmatisme. La science ne peut vraiment exister que si elle suscite des spéculations désintéressées, n’ayant d’autre objet que la connaissance pour elle-même. Si cette ferveur spéculative venait à s’émousser, les hautes technologies aujourd’hui si prisées pourraient-elles survivre durablement, et surtout évoluer ? Elles ne perdureraient sans doute que le temps que durerait la force d’inertie de l’impulsion culturelle qui les a créées, tel un personnage de Tex Avery filant en ligne droite au-dessus du vide jusqu’à ce que la force de pesanteur reprenne ses droits.
Étienne KLEIN, Sauvons le Progrès, dialogue avec Denis Lafay, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2019 (2017), pp.35/37.