Mais en quoi des romans et des tragédies peuvent-ils nous être utiles pour mieux aborder et saisir les problèmes moraux ? Le premier élément de réponse concerne l’importance que le particulier revêt en morale. Pour Nussbaum, la philosophie morale doit être sensible à ce que les êtres et les choses ont d’unique : le contexte d’une question morale est toujours changeant, et les personnes qui y sont impliquées ne se réduisent pas à la réplique d’un universel. La littérature accompagne cet intérêt pour le particulier, parce qu’elle signale précisément des situations morales qui ne se réduisent pas à un jeu de catégories mais qui sont incarnées dans des personnes particulières. Une œuvre dramatique peut donc contribuer à nous faire comprendre un problème éthique en motivant une discussion ou une enquête. En nous montrant comment et pourquoi des personnages, qui ne sont pas des philosophes professionnels, entrent dans une discussion, en nous montrant quelles sortes de problèmes l’œuvre dramatique appelle, et quelle contribution la philosophie apporte à l’élaboration de ces problèmes. Elle peut nous montrer, mieux qu’un œuvre à une seule voix, pourquoi et quand nous devrions avoir le souci de la réflexion éthique [1].
Le deuxième élément de réponse tient à l’importance du tragique et du conflit.
L’univers humain est fait de biens différents, irréductibles les uns aux autres, par conséquent, « souligner la multiplicité des biens, c’est ouvrir la possibilité des conflits moraux. C’est là l’enseignement que Nussbaum va chercher chez les tragiques puis dans certains roman (…). La philosophie, qui fonctionne par concepts, a besoin du grain fin de la littérature pour voir la conflictualité, pour saisir la manière dont elle se présente et pour sentir sa résistance [2] ». Ainsi, pour Nussbaum, la littérature permet un apprentissage du regard moral, elle « éveille et affine la capacité à voir le monde à travers les yeux d’autrui [3] ». Si nous sommes suffisamment attentifs à l’aventure proposée par un roman, sous sommes conviés à un parcours moral d’éducation du regard.
Claire LARROQUE, Philosophie (pour enfants), littérature et émotions (démocratiques), in Edwige CHIROUTER, Nathalie PRINCE, Philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse), Lumières de la fiction, Paris, Editions Raison publique, 2019, pp. 48-49.
[1] Martha NUSSBAUM, « Philosophical Books vs. Philosophical dialogue », Thinking : The journal of Philosophy for Children vol.6, n°2, 1985, p. 300.
[2] Solange CHAVEL, « Martha Nussbaum et les usages de la littérature en philosophie morale », Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 137, 2012, p. 93.
[3] Martha NUSSBAUM ? les émotions démocratiques, Comment former le citoyen du XXIème siècle ?, traduction de l’anglais par Solange Chavel, Paris, Flammarion, 2011, p.122.