Les ombres

Car si cette histoire n’est “rien de plus” qu’une histoire de migrants qui ont quitté leur pays en guerre et qui racontent leur voyage, elle marque durablement le lecteur. Derrière le caractère choquant de ce “rien de plus”, il est à noter que les différentes crises migratoires de ces dernières années ont saturé l’espace médiatique d’images organisant, malgré elles, une forme de concurrence dont le prix résidait dans une empathie émoussée à force de répétition. On peut ne pas être d’accord, y voir un cynisme et un fatalisme étrange, mais c’est un fait. La surexposition à des images semblables atténue leur impact et la sursollicitation émotionnelle des médias dominant ne cesse de nous vacciner aux indignations longues peu rentables en termes de clics et de réactivité sur les réseaux sociaux.
Par la mise à distance qu’ils posent naturellement avec leur sujet, il arrive à la bande dessinée et au cinéma d’animation de traiter avec autant de profondeur et d’émotion des histoires aussi difficiles que ne le fait la littérature ou le cinéma “en prise de vue réelle”. En jouant les philosophes de plateau télé, on pourrait y voir là la preuve de la vérité du regard d’un Platon qui se méfiait des comédiens… Ainsi, la BD et le cinéma d’animation ne nous duperaient pas en jouant d’emblée la carte de la fiction et rendraient sa magie plus opérationnelle…
Quoi qu’il en soit, Les ombres de Zadus et Hippolytes appartient à ces récits dont l’esthétique participe pleinement à l’immersion et à l’implication du lecteur vis-à-vis du propos des auteurs.

Face à ce constat, cette bande dessinée apparaît pour ce qu’elle est, un récit fictionnel à peine voilé sur son propos dont le traitement graphique pourra en écarter certains. Toutefois, et c’est là la force de sa narration, elle nous est contée comme le témoignage du dernier rescapé de cette longue traversée, rescapé dont le récit décidera de son passage ou non dans ce pays qui promet tant. Doit-il mentir pour arranger sa situation ou être fidèle à la mémoire de ceux qui ne sont pas arrivés, c’est donc la relation entre les personnages, leur espoir et désespoir, leur colère et incompréhension, mais surtout le fait que ceux qui tombent continuent le chemin sous forme d’ombres qui rend cette histoire particulière.

C’est par cette juste distance qui impose de s’arrêter sur certaines cases, de saluer la mise en scène des métaphores et autres symboles que Les ombres peut pousser les amorphes de l’empathie à un questionnement et à une réflexion profonde …