Le cours, son identité
Selon la définition du programme, le cours de philosophie et citoyenneté articule la démarche philosophique aux enjeux et à la pratique de la citoyenneté. Cette articulation implique de facto une double aspiration. Premièrement, celle d’une prise de conscience et de connaissance des différents aspects de la citoyenneté tant réelle que virtuelle (enjeux). Deuxièmement, une propension à penser l’action voire à pousser à l’action (pratique).
Avant d’en venir à une présentation personnelle de l’identité du cours, je dois mettre en garde contre un effet pervers de la formulation du nom du cours et de cette dimension citoyenne. S’il semble évident que le professeur de philosophie et citoyenneté a la possibilité de centraliser les différents projets de l’école liés à la citoyenneté, il ne doit pas devenir le Monsieur ou la Madame “citoyenneté” de l’école. En effet, les projets et autres activités qui montrent à l’élève et le projettent quant à sa “place” dans la société relèvent des missions de l’école dans son entièreté. Quelle que soit sa discipline, n’importe quel professeur doit pouvoir participer et organiser des projets citoyens au sein de son école. Cette remarque est d’une importance capitale car, pour certaines directions qui ne connaissent rien du cours, le CPC est devenu le lieu idéal de résolution magique des problèmes de l’école (harcèlement, propreté, environnement, etc.). Le CPC a un programme et une dimension philosophique qu’il serait bon de ne pas minorer, ce qui n’empêche en rien de s’impliquer avec ses élèves dans des démarches citoyennes au sein de l’école. L’un ne se fait jamais au détriment de l’autre et “vice et versa” comme disent les Inconnus.
Quelle philosophie pour ce cours de philosophie ?
Malgré ce qu’en disent les médias et un abus de langage courant, le cours de philosophie et citoyenneté n’est pas un cours de citoyenneté, encore moins un cours de civisme. En tant qu’il articule la démarche philosophique aux enjeux et à la pratique de la citoyenneté, il ne peut être un cours de pure philosophie. C’est même là tout son intérêt. Tout l’enjeu du cours réside dans cette articulation entre une démarche (le philosopher) et les objets qu’elle vise (enjeux et pratiques de la citoyenneté).
Pour déterminer de manière claire ce qu’il nous semble pouvoir être entendu par philosophie dans le cadre de ce cours, nous vous proposons une approche en quatre textes qui, chacun à sa manière, éclairent les buts, mais aussi les limites d’une discipline telle que la philosophie.
Quatre idées de texte pour cerner le caractère philosophique de la démarche
1. La philosophie comme ensemble de savoirs et conversation à travers le temps : Normand Baillargeon
2. La philosophie n’est pas une présentation rapide des recherches des philosophes : René Daumal
3. La philosophie est universelle et se définit comme recherche exigeante qui fait émerger l’inédit : Roger-Pol Droit
4. La philosophie est une entreprise critique qui nous sort de la tyrannie de l’habitude : Bertrand Russell
A cette définition de la philosophie en quatre temps, nous pouvons ajouter le travail de citation du vidéaste Monsieur Phi qui, à l’occasion d’un exercice de définition de la philosophie, en répertorie dix-huit sans les commenter. Précisons tout de même que si les définitions choisies proviennent en grande majorité des grands auteurs classiques de la philosophie, le choix qui y est fait a pour vocation d’éclairer les différentes dimensions que peut revêtir la philosophie.
En ce qui me concerne, je me contenterons d’une définition en négatif de la philosophie. Contre une idée de la philosophie qui ne se présenterait que de manière totale, nous sommes partisans de l’idée de moments de philosophie à l’instar de la réflexion de Nelson Goodman sur l’art. L’important pour nous n’est pas tant de savoir ce que serait la philosophie mais de proposer et de réfléchir avec les élèves à ces “quand il y a philosophie”.
Dans une société où l’on s’exprime en permanence et où des pages de citations prétendument sages recueillent des milliers de commentaires qui se contentent de banalités sur le genre humain, il me semble important d’avoir la prétention d’un retour aux sources, à savoir la mise à distance d’éléments du quotidien afin de les soumettre à l’analyse critique. Un peu comme le faisait Socrate écrit par Platon, ne pas prétendre détenir la vérité absolue à la fin de nos réflexions, mais y voir plus clair car on aura repéré quelques impasses que le tumulte de la vie ne nous donne pas le temps de voir… Reste à savoir comment on y arrive en cinquante minutes par semaine.
Un cours qui s’articule autour de trois axes
Pour être le plus pertinent possible, ce projet de cours – ambitieux dans sa démarche, modeste dans ses moyens – doit associer les avantages d’une appropriation donatrice de sens par l’élève tout en le confrontant à des éléments intangibles et inamendables (au sens du néoréalisme de Maurizio Ferraris). Aussi, pour être certain de le mener à bien, ce projet doit s’articuler selon plusieurs axes qui apportent chacun une dimension particulière au cours et à l’émergence de la pratique philosophique.
J’en vois trois et cette proposition n’a rien d’officielle. Elle est le fait de mes réflexions et de mes observations lors d’échanges avec d’autres professeurs sur le pratique. A mon sens, elles peuvent prendre plus ou moins d’importance selon les séquences, les ateliers et les projets proposés. Soit : l’axe politico-métaphysique, l’axe méthodologique et l’axe théorico-technique.
L’axe politico-métaphysique
Parler des enjeux et de la pratique de la citoyenneté suppose de parler d’individus en société. De ce fait, les réflexions peuvent porter tant sur des aspirations individuelles qui dépassent le cadre factuel (Qu’est-ce que le bonheur ? Qu’appelle-t-on une vie digne d’être vécue ? Jusqu’où va la liberté ? Comment savoir qu’une action est bonne ou mauvaise ?) que sur des questions de nature politique et sociale (Quelles lois légitimes peuvent organiser la citée ? Comment réguler des conflits et des désirs opposés ?).
Ce type de réflexions est souvent porteur de débats et de discussions enflammés qui font le succès du cours auprès des élèves. Succès d’ailleurs qui tient également au fait que le cours met au cœur de son propos le traitement de ces réflexions plutôt que d’en faire un prétexte à travailler des compétences et des savoir-faire disciplinaires (comme ce peut être le cas du cours de français où la justice est vue pour le plaidoyer).
Cette particularité ne doit cependant pas être considérée comme l’essence même du cours. En effet, réduire le cours à des discussions d’ordre politique et métaphysique risque de n’en faire qu’un cours de discussions du café du commerce. Si donc il est essentiel, cet axe doit être complété par un autre qui tient à la démarche : l’axe méthodologique.
L’axe méthodologique
Parce qu’il se base sur la démarche philosophique, le CPC est davantage porté sur le philosopher plutôt que sur la philosophie (entendue au sens de Normand Baillargeon). Comme le rappelle Edwige Chirouter dans Les lumières de la fiction : la littérature pour apprendre à philosopher :
La philosophie n’est pas le café du commerce et la visée de ces ateliers est de construire une pensée critique et d’amener l’élève à penser de façon de plus en plus rigoureuse pour atteindre une autonomie et une lucidité de pensée. L’enseignant(e) est le garant de cette exigence et ses relances pendant les discussions doivent permettre aux enfants d’acquérir ces habitudes de raisonnement.
Chirouter, E. 2019, Éditions Raison publique, p. 39.
Selon ce deuxième axe, le CPC a pour fonction de faire émerger des habiletés de pensée, c’est-à-dire, à l’instar de l’éducation physique, une sorte de musculation de l’esprit, de renforcement de nos aptitudes à penser. Il ne s’agit donc pas ici de faire du cours un lieu d’étude de savoirs installés et qu’on ne peut remettre en question, mais de former et accompagner les élèves à interroger les objets qu’ils ont devant eux en évitant les pièges du prêt-à-penser ou de la tyrannie de l’habitude (formule du texte de Russell). Loin d’un cours d’histoire de la philosophie ou de pure discussion sur des sujets métaphysiques ou de société, le CPC cherche à faire réfléchir les élèves, à les faire produire de la pensée, en un mot à créer.
A ce titre, je conseille vivement l’ouvrage de Michel Tozzi Penser par soi-même que vous trouverez dans la partie Références de la section Philosopher. C’est un incontournable qui devrait faire partie de la bibliothèque du professeur de philosophie et citoyenneté soucieux de former à la démarche philosophique.
En ce qui concerne ma vision du cours et empruntant aux grands auteurs de la pratique philosophique avec les enfants, les habiletés de pensée fondamentales sont les suivantes : conceptualiser, problématiser, analyser, interpréter et argumenter. Je les aborde et les présente dans la partie Gestes du philosopher de la section Philosopher du site.
L’axe théorico-technique
Au regard des deux axes présentés ci-dessus, on pourrait penser que le cours de philosophie et citoyenneté est un cours de pure forme, sans contenu propre ni déterminé. Dans les faits ce n’est absolument pas le cas, que du contraire et pour une raison simple, on ne “philosophe” pas à partir de rien.
Philosopher sur un sujet, quel qu’il soit, demande d’avoir certaines informations pour être sûr de ne pas raconter n’importe quoi. C’est-à-dire pour être sûr de ne faire porter la validité et la fertilité de ce que l’on dit uniquement sur notre bon vouloir.
Prenons un exemple. Si nous travaillons sur les émotions avec les élèves, nous avons besoin de savoir ce qu’est une émotion. Nous avons besoin d’être précis, d’aller chercher des éléments qui nous aideront à penser l’émotion et notre rapport à celle-ci. Précisions qui peuvent prendre la forme d’une distinction dans ce cas-ci entre émotion et sentiment.
Sans cet axe, le cours risque de n’être qu’une pure forme, qu’une pure démarche sans véritable objet, ou plutôt où l’objet serait toujours secondaire. Qu’il s’agisse d’un concept de l’histoire de la philosophie, d’un terme technique ou d’une information factuelle qui permet de bien juger de la situation, appliquer la démarche philosophique à des enjeux et des pratiques de la citoyenneté suppose une série d’informations qui ancrent la démarche philosophique à un cadre concret.
Proportion et importance des axes
La présentation selon les trois axes que je viens de faire n’impose nullement une égalité d’intensité entre ces axes. C’est bien plutôt de la variation d’une séquence à l’autre dans le rapport entre ces axes que nait l’intérêt et la valeur du CPC. D’ateliers en séquences nous pouvons aborder des éléments concrets qui sont au cœur de la vie des élèves (comme le droit à l’image et son inscription dans le droit belge), ou aborder des enjeux qui se cachent derrière (la valeur attribuée à des données personnelles par les individus) voire faire un travail de conceptualisation et de problématisation sur des notions plus abstraites (Qu’est-ce que la valeur ? Comment et pourquoi l’attribuer ?)

Ce n’est donc non pas au niveau “atomique” de chaque heure de cours que l’approche en axes se conçoit mais dans le déroulement général de l’année. Par exemple, il semble évident qu’une discussion à visée philosophique sur la notion d’amitié ne fait que peu voire pas du tout intervenir l’axe théorico-technique. Et de l’autre côté, une réflexion sur notre impact environnemental ne semble pas pouvoir faire l’économie de données fiables et de concepts propres à la géographie ou à la climatologie.
Ainsi, c’est dans le choix et dans l’organisation de son travail que le professeur de philosophie et citoyenneté pourra faire varier l’intensité des différents axes en fonction de ses différents groupes d’apprenants, de leurs besoins et de leurs difficultés. Une mise au travail qu’il est bon de baliser en amont en pensant bien à comment envisager les apprentissages qu’il s’agisse de séquences ou d’ateliers…