Que se passe-t-il lorsque le sujet de la politique agit et se mobilise de façon anonyme ? Qu’est-ce que cela transforme ? Bien sûr, on pourrait se forger, et l’on se forge sans doute spontanément une image dévalorisée de l’action anonyme, que l’on a tendance à associer à de la « lâcheté », de la dénonciation, un manque de courage, etc. Mais ne pourrait-on pas procéder autrement, et interroger ces notions de lâcheté, de manque de courage ? Qu’est-ce le fait de désigner un certain nombre d’actions de cette manière nous apprend sur les attentes implicites que nous formons à l’égard de la politique et du sujet en lutte ? En d’autres termes : au lieu de thématiser l’anonymat comme une pratique « négative », il est possible de la constituer comme un instrument nous permettant d’interroger nos cadres de pensée et d’action.

Geoffroy de LAGASNERIE, L’art de la révolte, Snowden, Assange, Manning, Paris, Pluriel, 2019 (2015), pp. 106-107.


Intervenir sans apparaître, c’est vouloir se prémunir contre les risques auxquels l’engament expose – par exemple, tout simplement, le risque d’être réprimandé, rétrogradé, renvoyé de son travail, etc. La politique telle qu’elle fonctionne dans ses dispositifs traditionnels impose des coûts au sujet qui s’engage. Dès lors, une question importante se pose : pourquoi faudrait-il que la politique (me) coûte quelque chose ? Pourquoi devrais-je m’engager pour une cause – ou, plus exactement, pourquoi une cause devrait-elle m’engager ? Je ne suis pas responsable des dysfonctionnements que je dénonce. Au fond, installer une scène où la contestation a un coût, ou devrait avoir un coût, pour le sujet, et s’en prendre à celles et à ceux dont l’investissement dans une cause serait « lâche » ou non suffisamment assumé, revient à construire l’allégeance ou le conformisme comme des situations normales, non problématiques, et le dissensus, à l’inverse, comme un choix dont je devrais porter la responsabilité. Par exemple : pourquoi Chelsea Manning aurait-elle dû, lorsqu’elle a constaté la multiplication d’illégalismes au sein de l’armée, apparaître publiquement et risquer sa carrière dans l’armée, des représailles, etc. ? Elle n’est pas responsable de ces dysfonctionnements. Construire un dispositif dans lequel l’action politique devrait nécessairement revêtir une forme telle qu’elle engage et implique l’individu qui la mène revient à imposer à ce dernier de prendre un risque objectif ou subjectif pour quelque chose dont il n’est pas responsable.

La pratique de l’anonymat révèle que l’idée démocratique telle que l’idée que nous la connaissons et la faisons fonctionner produit des effets de censure et de raréfaction des sujets parlants, et entrave la capacité d’agir politiquement de certains sujets. Lorsqu’on construit la scène politique comme une scène dramatique d’apparition, de confrontation, de mobilisation collective, on instaure un ordre qui limite pour tout un ensemble d’individus la possibilité de prendre la parole, de s’exprimer, d’agir. L’action est trop risquée, trop coûteuse. Le dispositif de l’anonymat est censé permettre, à l’inverse, de redistribuer le droit à la parole en diminuant le coût de la politique – mieux, en défaisant l’idée selon laquelle il faudrait qu’il y ait un coût de la politique pour celles et ceux qui agissent. Il y a à l’œuvre dans les mouvements qui revendiquent l’anonymat quelque chose comme une exigence de radicaliser les principes démocratiques en changeant les modes d’accès à la politique, en transformant la scène politique, c’est-à-dire en levant certaines entraves non démocratiques qui sont solidaires de la conception que l’on se forme de la démocratie. Chelsea Manning n’a pu exister que grâce à l’existence de l’anonymat. C’est l’anonymat qui l’a fait exister, qui l’a rendue possible. L’anonymat est une technique qui a permis de créer Chelsea Manning – c’est-à-dire qui est capable de constituer des sujets politiques contestataires.

Geoffroy de LAGASNERIE, L’art de la révolte, Snowden, Assange, Manning, Paris, Pluriel, 2019 (2015), pp. 124-126.

A lire également