Elle [l’identité] se trouve confrontée à un choix double : servir la demande d’émancipation individuelle, ou celle de l’adhésion à une collectivité qui l’emporte sur les particularités individuelles. La quête d’identité est toujours tiraillée dans des directions opposées ; elle est menée sous des feux croisés et avance sous pression de deux forces qui s’opposent mutuellement. C’est une impasse dans laquelle toute identité réclamée et/ou recherchée (identité en tant que problème et tâche) se retrouve coincée, et dont elle ne peut s’émanciper en dépit de tous ses efforts. Elle navigue entre les extrêmes de l’individualité intransigeante et de l’appartenance totale ; le premier est inatteignable, le second, tel un trou noir, aspire et avale tout ce qui passe à proximité. Chaque fois qu’elle est choisie comme destination, l’identité provoque inévitablement des mouvements oscillants entre les deux directions.
Aussi l’« identité » est-elle source de dangers potentiellement mortels tant pour l’individu que pour la collectivité, bien que l’une et l’autre se servent d’elle comme d’une arme d’affirmation de soi. La route menant à l’identité est un combat de harcèlement ainsi qu’une interminable lutte entre le désir de liberté et le besoin de sécurité, hantée par la peur de la solitude et la terreur du handicap. Aussi les « guerres d’identité » n’ont-elles que peu de chances de désigner un vainqueur, et sont-elles selon toute probabilité impossibles à remporter – la « cause de l’identité » continuera d’être utilisée comme leur instrument tout en étant camouflée comme leur objectif.
Dans les manœuvres de l’élite savante hétérogène (globale), l’« hybridation » est un substitut aux anciennes stratégies d’ « assimilation » – ajusté aux nouvelles circonstances de l’époque post-hiérarchie, moderne liquide. Elle s’accompagne, par achat forfaitaire, du « multiculturalisme » – déclaration de l’équivalence des cultures, postulat de leur égalité, autant que stratégie d’ « assimilation » accompagnée d’une vision de l’évolution culturelle et d’une hiérarchie des cultures. La modernité est « liquide » en ceci qu’elle est également post-hiérarchique. Les ordres authentiques ou postulés de supériorité/infériorité, autrefois censés avoir été structurés clairement par la logique irréfutable du progrès, sont aujourd’hui érodés et fondus – alors que les nouveaux sont trop fluides et éphémères pour se solidifier en une forme reconnaissable et la conserver assez longtemps pour être adoptés comme cadres de référence pour la composition de l’identité. En conséquence, l’ « identité » est devenue quelque chose que l’on s’attribue tout seul, le résultat d’efforts confiés aux individus : résultat il est vrai temporaire, doté d’une espérance de vie indéfinie mais sans doute brève.
Zygmunt BAUMAN, La vie liquide, traduction de Christophe Rosson, Paris, Fayard/Pluriel, 2013 (2006), pp. 52-54.