La naissance du web marque une transformation profonde de l’espace public. Qui a le droit de s’exprimer en public ? Pour dire quoi et à qui ? Le web a bouleversé la plupart des paramètres de l’espace public traditionnel, dans lequel un faible nombre d’émetteurs s’adressaient à des publics silencieux. Pour le comprendre, commençons par tracer un petit schéma. La prise de parole en public requiert un preneur de parole, le locuteur ; puis un sujet du discours (celui dont on parle), qui peut être un personnage public, une institution, une entreprise ou un nom collectif ; enfin, un public. Un espace public, c’est donc quelqu’un qui parle de quelqu’un d’autre devant un public. Trois éléments : un locuteur, un sujet et un public.
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Ces deux tensions permettent de tracer les deux axes perpendiculaires de notre schéma pour faire apparaître quatre configurations de la prise de parole en public. Dans la première (en haut à gauche), des professionnels prennent la parole pour décrire, commenter ou critiquer les activités des personnalités. C’est la forme classique de l’espace public tel qu’il s’invente lors des révolutions démocratiques de la fin du XVIIIe siècle avec l’apparition de la presse d’opinion. L’idée de public est en train de se former et l’on commence à l’appeler opinion publique. Jürgen Habermas, le théoricien de l’espace public, qualifie cet espace de « sphère publique restreinte » parce qu’il se limite à la mise en visibilité de la scène centrale du pouvoir à l’attention des élites lettrées.
La deuxième configuration (en bas à gauche) élargit la scène informationnelle, et l’on peut alors vraiment la qualifier « d’espace public ». Elle apparaît à la fin du XIXe siècle avec l’essor de la presse de masse. Pour élargir leur audience, les journalistes écrivent des articles qui ne se bornent pas à retracer l’activité des personnalités et des élites politiques, mais ils se consacrent aussi à la vie des quidams, qui vient remplir la rubrique populaire des faits divers. Les médias changent la nature des informations publiées pour pouvoir conquérir une audience plus large. Ils tendent un miroir à la nation toute entière.
C’est aussi à la fin du XIXe siècle qu’ils s’approprient la technologie révolutionnaire de la photographie pour l’appliquer à la presse et donner une tonalité plus immédiate à l’information. Ils placent devant l’objectif aussi bien des personnes ordinaires que des personnalités. Déclenchant à l’époque une véritable panique, comparable à celle que suscite aujourd’hui Facebook, cette nouveauté technologique contribue à faire naître le droit à la vie privée. Aux États-Unis, en 1890, c’est à cause d’un scandale suscité par la mise à la une des journaux d’un fait divers, photographie des protagonistes à l’appui, que les juges Louis Brandeis et Samuel Warren formulent l’existence d’un « droit à la tranquillité » (to be let alone : ne pas voir sa vie exposée au regard de tous lorsqu’aucune raison ne le légitime). La chose n’est donc pas nouvelle. Dès qu’une technologie élargit la visibilité dans l’espace public à de nouveaux types d’information – ici la photographie d’individus ordinaires –, des inquiétudes s’élèvent. Avant de retomber lorsqu’il apparaît que les craintes sont excessives et que les usages s’adaptent à la nouveauté technologique.
Ces deux premières formes de la prise de parole correspondent à ce que l’on peut appeler l’espace public traditionnel, celui de la presse, de la radio et de la télévision. Il a pour particularité d’être contrôlé par les professionnels, à qui les sociologues américains ont donné le nom bien choisi de gatekeeprs : ce sont des portiers. Leur rôle est de séparer les propos qui doivent être publiés de ceux qui ne doivent pas l’être. Ils sont les gardiens de la frontière entre le privé et le public : les thèmes auxquels ils donnent de l’importance sont aussi ceux que leurs lecteurs jugeront importants.
Les deux autres formes de prise de parole de notre schéma sont issues de la transformation numérique de l’espace public. On peut dire qu’elles contribuent à l’élargir dans deux dimensions : elles augmentent le nombre de personnes qui peuvent prendre la parole en public et elles transforment la manière de parler en public.Examinons d’abord la forme de prise de parole dans laquelle les amateurs parlent publiquement de personnalités « web participatif » (en haut à droite). Ce nouveau type de prise de parole est apparu durant la phase de massification des usages du web, quand chacun a pu désormais créer sa page personnelle, puis un blog à partir de 1998 et un wiki à partir de 1999. Le web est devenu participatif et a permis à certains de s’exprimer publiquement sans avoir soumis ses propos au filtre des gatekeepers.La règle qui gouvernait l’espace public traditionnel s’est inversée. Il n’est plus besoin de demander à un gatekeeper le droit de publier. La prise de parole ne passe plus par les filtres éditoriaux. Cette inversion est très difficile à comprendre pour les habitués de la forme traditionnelle de l’espace public : ce qui est visible et ce qui est important ne se recouvrent plus du tout. Ce n’est pas parce que c’est publié sur internet – donc visible – que c’est important. Sur le web, beaucoup de choses visibles n’ont aucune importance, sont sans intérêt et ne nous concernent en rien. Il est important d’insister sur cette nouveauté fondamentale car ne pas la comprendre nous fait commettre beaucoup d’erreurs : il existe énormément d’informations publiques et accessibles (au sens de la première définition de l’espace public) qui n’ont aucune importance pour la discussion collective de l’intérêt général (au sens de la seconde définition). Rien n’est moins « plat » qu’un réseau. La visibilité sur le web obéit à l’une des règles de distribution fondamentales des mondes numériques : la loi de puissance. Cette loi énonce qu’en réalité, parmi les contenus publiés, seul un tout petit pourcentage est réellement vu. L’attention se concentre sur un segment infime des informations disponibles : 1% des contenus attire plus de 90% de l’attention des internautes, 30% des contenus sont vus occasionnellement. Presque personne ne voit le reste. Le web est un cimetière de contenus. On va retrouver cette loi presque partout dans les mondes numériques.
Dans les médias traditionnels, un contenu publié était vu et, parce qu’il était vu, on considérait qu’il était important. Sur le web, ce n’est plus le cas : on publie d’abord, ensuite le réseau filtre. Certes, les internautes peuvent publier sans en demander le droit aux gatekeepers, mais publier ne veut pas dire être vu. Il existe bien un filtre sur le web, mais il n’est pas binaire, il n’oppose pas les informations que les gatekeepers ont décidé de publier et celles qu’ils ont refusé de publier : le filtre est un continuum entre ce qui est vu et ce qui est peu vu ou pas du tout vu.
Qui sont les gatekeepers d’aujourd’hui, ceux qui désignent les informations à l’attention des internautes ? Ce sont les algorithmes du web […]. Les moteurs de recherche, notamment, sont les instruments de ce nouveau système de hiérarchisation qui décide, parmi les informations accessibles, d’en rendre visibles certains et d’en envisager d’autres. Comment procèdent les algorithmes ? En comptant les liens hypertexte qu’ont reçus les sites web : un site très cité sera bien classé, un site peu cité sera enfoui dans les profondeurs des résultats du moteur de recherche. En faisant un lien hypertexte, en likant, en retweetant, en commentant un contenu, les internautes émettent un signal qui sera calculé par cet agrégateur de l’intelligence collective des internautes qu’est le moteur de recherche chargé d’effectuer un classement. D’une certaine manière, on peut aussi dire que les internautes sont les gatekeepers de l’information numérique.
La quatrième et dernière forme de notre schéma de prise de parole, (« web en clair-obscur », en bas à droite) est sans doute la plus décisive : des amateurs rendent publics les propos des quidams. En somme, des quidams parlent de quidams à des quidams. Cette forme de prise de parole publique sur le web est la grande nouveauté sociologique. Elle est née avec l’émergence des réseaux sociaux numériques qui ont permis, de façon inédite, à nos conversations, notre sociabilité, nos passions, nos goûts et nos choix de s’exposer et de se partager publiquement. Pour comprendre à quel point elle est décisive, il nous faut maintenant l’explorer à travers un autre prisme – celui des traits d’identité du nouveau public qui participe à la production d’un espace public autrefois réservé à une élite de professionnels – et, à travers ce prisme, tenter de dresser une typologie des réseaux sociaux.
Dominique CARDON, Culture numérique, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2019, pp. 142-145 ; 147-150.