Cette esthétique du philosophe pourrait s’appeler une esthétique d’interprétation. La recherche esthétique va des grandes questions aux définitions ; qu’il s’agisse de la spéculation métaphysique ou de l’analyse sémantique logique, elle s’appuie sur les catégories, les concepts et les notions grammaticales. Le beau et l’art se transforment ainsi en une sorte de discours explicatif, sans rapport avec la création artistique.
L’esthétique de l’artiste dont je traite ici est une esthétique de la création, tout à fait différente du point de vue du philosophe. J’ai déjà proposé une esthétique distincte de la philosophie dans l’essai « Pour une autre esthétique » ; la théorie proposée vient de l’expérience de la création et non de la spéculation, elle est directe et non dérivée, elle est anhistorique, immédiate, individuelle, non métaphysique, elle ne se satisfait pas de constructions théoriques, elle cherche seulement un élan pour créer, afin de stimuler l’intuition et d’entrer dans la création artistique.
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Ce genre d’esthétique se distingue de l’esthétique du philosophe en ce qu’elle encourage directement la création artistique, elle en hâte l’accouchement. L’esthétique philosophique en revanche entreprend une interprétation d’œuvres d’art qui existent déjà, elle fait face à un beau déjà réalisé, auquel elle adjoints des explications. Les philosophes n’étudient pas comment naît le beau, ils se contentent de le définir, ou bien de chercher le critère du jugement esthétique, d’établir le critère de toutes les valeurs. Au contraire, l’esthétique de l’artiste va dans une direction opposée, étudiant les modalités et les conditions d’apparition du beau, la façon dont on peut le saisir et le réaliser dans une œuvre d’art. C’est la grande différence entre l’esthétique de la création artistique et l’esthétique d’interprétation du philosophe.
Une autre caractéristique qui distingue l’esthétique de l’artiste de l’esthétique traditionnelle est qu’elle ne peut être déduite par la méthode philosophique. Le philosophe emploie la spéculation métaphysique et la logique en ayant recours à la raison et au concept. En définissant, nommant, jugeant et expliquant l’art et le beau, il obtient une satisfaction intellectuelle. Si en effet il atteint également une sorte de connaissance du beau et de l’art, qui n’est pas sans intérêt, ce type de discours est cependant très éloigné de la création de l’artiste. Car plus on entre dans l’interprétation, plus il est difficile de saisir le beau, qui s’échappe entre les mots de l’interprétation.
Le beau philosophique est abstrait, alors que le beau de l’art est toujours concret, puisqu’il doit toujours se rapporter à une œuvre. Le beau de l’art connaît des métamorphoses innombrables, si bien que la définition abstraite est inutilisable pour l’artiste. Si l’on se sert de la méthode philosophique pour entrer dans le beau, elle ne peut qu’expliquer et non convoquer la naissance du beau, elle ne peut guider la création. Au contraire, le beau de l’artiste encourage la naissance du beau, en étudiant ses conditions de naissance ou en explorant l’existence de nouvelles possibilités. Ainsi, il provoque de nouvelles expériences artistiques et leur expression dans des formes adéquates, ouvrant de nouvelles directions à la création. Cette esthétique se distingue également de la récente esthétique de la réception, qui reste une esthétique de philosophe. Ce genre de recherche esthétique s’intéresse à un beau déjà réalisé dans l’œuvre d’art, faisant encore appel au discours.
L’esthétique de la création en revanche ne se satisfait pas d’un discours, elle doit revenir à la pratique de la création, éveiller un sentiment pratique du beau et s’intéresser à la production de sensation. Une œuvre d’art, visuelle ou auditive, est nécessairement sensible. La musique ou la peinture sont perçues par les sens ; il n’y a pas de son abstrait, de figure abstraite ni de beauté abstraite. Même la peinture abstraite a encore des figures, ou au moins des formes, or les formes sont également concrètes.
Une forme purement abstraite est un concept, or les concepts n’ont aucune utilité pour l’artiste, et ils recèlent d’innombrables formes différentes. Même si l‘on rend abstraites les figures de l’art jusqu’à en faire des formes, cette abstraction est encore concrète. La peinture abstraite se comprend par rapport aux figures de l’art figuratif, mais même les formes les plus simples comme le cercle doivent avoir une certaine surface, une couleur, une texture du trait et de la matière, qui passent par les sens et peuvent éveiller certains sentiments. Une pure forme en revanche n’est qu’un concept géométrique, comme un mot dans le domaine linguistique.
Gao XINGJIAN, De la création, Esthétique de l’artiste, traduction Denis Molcanov, Noël Dutrait, Sébastien Veg, Yinde Zhang, Paris, éditions du Seuil, 2013, pp. 130-133.