Il y a quelque chose de terriblement dramatique – pour qui a jamais essayé de parler sa pensée – dans l’effort d’un Platon, qui a employé presque tous les moyens possibles pour détruire chez son lecteur l’illusion que ses mots contiennent, par eux-mêmes, du vrai, du beau et du bien ; alors qu’on voit pourtant des manuels de philosophie donner en quelques pages un tableau de la « philosophie platonicienne » : comme si, pour quelques francs et une heure de lecture, chacun pouvait posséder ce trésor que Socrate a mis une vie de dur labeur à atteindre et à communiquer.

Pour transmettre l’efficacité de la pensée socratique, Platon a cherché à nous transmettre l’image d’un homme. Et ce n’est pas sa faute, mais la nôtre, si nous ne lisons dans les Dialogues que des jeux dialectiques, ou des constructions intellectuelles. Si nous lisons simplement et consciencieusement, un homme surgit devant nous, réel, avec son aspect physique, son humeur, ses façons d’être, un homme qui, dès qu’on l’a connu, ne vous quittera plus ; Socrate devient alors lui-même un de nos démons familiers. Si je m’égare dans les abstractions faciles, il est là pour me prouver, avec une bonne humeur impitoyable, que l’intellect seul ne peut rien affirmer du réel, qu’il ne met en ordre que des possibles, souvent contradictoires : il est de la nature de la « tête » d’être sophiste, de fabriquer des cercles vicieux ; ce qu’elle peut faire, dans l’ordre de la pensée réelle, c’est d’abord de poser des questions qu’elle-même ne peut pas résoudre ; puis d’inciter le reste, ou mieux le tout de l’être à chercher la solution, et enfin de guider l’homme dans cette recherche.

René Daumal, Les limites du langage philosophique, Bordeaux, éditions de la tempête, 2018 (1935), pp. 46-47.

A lire également